L’
ACADÉMIE NE SERA « QU’UN DÉJEUNER »
- Chez Alphonse Daudet
- La prochaine réunion
- Ce que l’on veut et ce que l’on fera
- Ceux qui restent à nommer
- La nouvelle Académie
Le testament d’Edmond de Goncourt que
Le Matin a eu la bonne fortune de publier le premier ayant été validé par la première chambre du tribunal civil de la
Seine, l’
Académie des Dix va pouvoir se constituer définitivement. On sait, en effet, que, sur les dix membres qui la doivent composer, selon les vœux du généreux testateur, huit seulement sont désignés à l’heure actuelle et que la nouvelle académie aura à pourvoir, tout d’abord, à l’élection de deux nouveaux titulaires. Que sera cette académie ? De quelle façon sera-t-elle constituée ? Aura-t-elle une coupole, et messieurs les Dix porteront-ils des palmes sur du drap vert ? C’est ce qu’il nous a paru intéressant d’aller demander à l’un des exécuteurs testamentaires d’
Edmond de Goncourt,
M. Alphonse Daudet.
C’est à Champrosay, dans la vaste et magnifique propriété où il établit, tous les ans, ses quartiers d’été, que nous avons eu l’honneur d’être reçu, hier, par l’auteur de
Tartarin.
Interrompant une douce promenade qu’il faisait, au bras de son fils, dans les allées ombreuses du parc, M. Alphonse Daudet nous a fait l’accueil le plus aimable et, bien qu’il fût un peu fatigué, s’est entretenu longuement avec nous.
— Je suis assez embarrassé, nous dit-il tout d’abord. Ces pauvres gens (je veux dire les académiciens comme moi, ajoute-t-il, avec un sourire) sont presque tous en villégiature. J’aurais voulu les réunir ces jours-ci, mais je crois que ce ne sera pas possible. En effet, Léon Hennique, de qui je viens de recevoir une lettre, est souffrant et se repose dans l’Aisne. Il est vrai que je pourrais voter pour lui : nous sommes entièrement d’accord sur notre choix. Mais les autres aussi sont absents de Paris. Je ne vois jamais les Rosny. Mirbeau vient très rarement, et Huysmans, jamais. Alors que faire ?
Je ne peux pas les réunir chez moi, car on pourrait croire qu’il y a de ma part une mainmise sur la direction de l’Académie et que j’impose à mes confrères le choix de mes deux candidats. Non ; il faut que tout le monde puisse voter en toute indépendance.
— Mais où les réunirez-vous alors ?
— Je ne sais pas encore. J’ai rêvé d’un cabaret pittoresque, d’un endroit bizarre pour tenir notre première réunion. D’ailleurs, ce que je veux avant tout, c’est éviter toute solennité... Je suis antisolennel.
— L’État ne pourrait-il s’opposer à la constitution de cette nouvelle académie ?
Autour de la table
— Mais, tant que nous ne lui demandons rien, que peut-il nous refuser ou nous interdire ? Du reste, en ce cas, il y aurait mille façons de tourner la difficulté, et, quoiqu’il en soit, nous exécuterons entièrement la volonté d’Edmond de Goncourt. Mais, pour le moment, il n’y a pas lieu, je crois, de se préoccuper de ce que fera l’État. Nous nous réunirons tantôt dans un café, tantôt dans un restaurant, à déjeuner ou à dîner, et c’est autour de la table que nous tiendrons nos assises. L’État peut-il nous interdire de déjeuner et de dîner ? Et, chaque fois, nous changerons de cuisine, afin de ne pas être empoisonnés ! Oui, ce que nous voulons, en somme, c’est fonder le déjeuner de Goncourt.
— Y a-t-il des candidats à la double élection qui inaugurera les travaux de votre académie ?
— Deux confrères sont à nommer. Mais il n’y a pas, à proprement parler, de candidats : c’est nous qui choisirons les deux hommes de lettres qui nous paraîtront susceptibles de faire partie de notre réunion. Certes, mon choix, quant à moi, est bien arrêté ; mais je ne puis vous dire si mes collègues partageront mon opinion et, par conséquent, quels sont ceux qui seront élus.
— Pouvez-vous nous citer des noms ?
— Il a été question de Paul Alexis, de Rodenbach, de Lucien Descaves, de Jean Lorrain et d’autres encore ; voilà quelques-uns des noms qui ont été prononcés, je ne vous dis pas par moi, mais par quelques-uns de mes confrères et par les journaux. C’est dans notre première réunion que nous nommerons les deux académiciens, et, si cette réunion peut avoir lieu bientôt, il est possible que ce soit de ces côtés-ci, à la campagne. Si, au contraire, elle n’avait lieu qu’en octobre, après les vacances, ce serait à Paris.
— On a parlé d’un appel.
— Je n’attendrai pas ça pour agir. Maintenant que le testament est validé par le tribunal civil, je vais commencer d’appliquer les volontés de mon ami.
Les ennuis
M. Alphonse Daudet nous dit ensuite tous les ennuis que lui a causés ce procès, dont l’issue, pour lui, n’était pas douteuse. Le tribunal pouvait-il faire autrement que de débouter les demandeurs ? Est-ce que de Goncourt a jamais eu l’intention de les faire bénéficier de sa fortune ? Il les ignorait. C’est par une dépêche de M. Poincaré que M. Daudet a eu connaissance du jugement ; le soir même, il en lisait les attendus. Il estime que le tribunal a très noblement agi et que cette décision fait honneur à la justice.
— Que ferez-vous de la maison de Goncourt ? demandons-nous encore à notre très aimable interlocuteur.
— Nous la vendrons. Nous vendrons tout afin de pouvoir réaliser le capital nécessaire au fonctionnement de l’académie. De Goncourt ne s’est pas trompé en évaluant à deux millions le total de sa fortune. Mais nous aurons à payer des frais énormes. Chacun des académiciens doit recevoir une rente viagère de 6000 francs, et le prix institué par le testateur est de 5000 fr., soit une rente annuelle de 65000 francs. Certes, ce n’est pas dans les débuts que nous pourrons réaliser cette rente. Je demanderai donc que l’on se préoccupe tout d’abord de la fondation du prix. Nous devons penser aux autres avant que de penser à nous. Si nous sommes un peu moins bien partagés que l’a voulu de Goncourt, nos successeurs le seront mieux. L’argent vient à l’argent. Il peut y avoir des gens qui, ayant admiré les Goncourt, imitent leur exemple.
Pas de président
— De quelle façon sera constituée votre académie ? Y aura-t-il un président ? Et, si cette fonction vous est offerte, à vous, qui êtes le doyen, accepterez-vous ?
— Mes amis feront ce qu’ils voudront, mais je leur demanderai instamment qu’il n’y ait pas de président. Ni président ni secrétaire ; non, non, rien de tout cela. Quant à moi, je n’en veux pas. Cependant, ajoute M. Daudet en une franche boutade, si mes collègues sont d’avis qu’il y en ait, eh bien, alors, je demanderai qu’il y ait aussi des... costumes !
— Cependant, ne devrez-vous pas tenir une réunion quasiment solennelle pour discuter les mérites des candidats au prix de fin d’année ?
— Non. Nous discuterons ce prix à table. Il sera attribué au meilleur livre de prose ou roman pendant l’année ; mais il ne pourra être question que des œuvres qui seront dans des conditions à ne pas être couronnées par l’Académie, l’autre... Car nous aurons l’idée de Goncourt toujours présente.
— Un académicien de votre académie pourra-t-il être candidat de l’autre côté du pont des Arts ?
— Mon Dieu ! oui. Et j’en connais parmi nous qui seraient parfaitement académisables. Je ne parle pas de moi. Vous connaissez mes sentiments sur l’Académie. Je ne m’y présenterai jamais.
— Non, vous n’avez pas cette... prétention ?
— En effet, je n’ai pas cette prétention, appuie M. Daudet ; mais d’autres pourraient l’avoir, et, certes, le fait d’être des Dix ne constituerait point un obstacle à une autre candidature.
Puis la conversation se continue sur des choses étrangères à notre interview, et M. Daudet nous parle du roman qu’il écrit et qui paraîtra en octobre. Il y travaille quand « ça le prend », car l’heure du repos bien mérité a sonné, pour lui. Mais voilà que, tout à coup, ça le prend et qu’il nous dit :
— Allons, au revoir! Je vais un peu travailler, car ce n’est pas jour de congé pour moi aujourd’hui !
NON SIGNÉ