PROCHAINEMENT LA SOLUTION DU PROBLÈME
- Un peu de patience
- Clôture de l’enquête
- Ni arrestation ni confrontation
- Bruits et racontars
- La vérité
L’impatience soulevée par l’affaire Dreyfus est telle que l’opinion publique, n’entrant dans aucune considération de retard possible et de contrôle nécessaire, s’attend à chaque instant à la clôture de l’enquête, qui, d’après elle, aurait déjà trop duré.
Les
Débats nous disaient hier qu’ils tenaient d’une personne en relations avec la place que la journée ne se passerait pas sans incident.
Des mesures auraient été prises en vue d’une arrestation ; on dit même que l’inculpé serait depuis dix heures dans une chambre du gouvernement militaire. On s’attend à une surprise.
Il n’y a pas eu de surprise, et il ne devait pas y en avoir. La journée d’hier a été calme, et les interrogatoires du général de Pellieux, qui, de nouveau, a entendu dans la matinée MM. Picquart et Esterhazy, ne se sont point terminés de façon aussi dramatique. Il n’y aura pas d’arrestation.
On a parlé également de confrontation entre les deux officiers.
Il n’y aura pas de confrontation. Il n’y en a pas eu, et rien ne fait prévoir que le général enquêteur usera de ce genre de procédure.
Ce ne sont, d’ailleurs, pas les seuls bruits qui circulent. On parle d’une réunion mystérieuse tenue ces jours derniers et à laquelle ont assisté d’innombrables personnages.
Voici, à cet égard, des détails que nous tenons pour parfaitement vraisemblables, sinon pour rigoureusement exacts, un de ceux qu’ils visent n’ayant voulu ni les confirmer ni les démentir :
M. Scheurer-Kestner avait résolu de faire partager sa conviction en l’innocence de Dreyfus à quelques hautes personnalités parisiennes qui peuvent, par leur influence et l’action de leur talent, peser sur l’opinion publique.
C’est ainsi que, voilà cinq ou six jours, une réunion fut provoquée par l’un des sénateurs que cette affaire Dreyfus remet en scène ; on y avait convoqué vingt personnages environ : des hommes politiques, des littérateurs et des publicistes de marque. Le lieu de rendez-vous était, affirme-t-on, un hôtel situé tout proche du parc Monceau. M. Scheurer-Kestner, avait-on dit aux invités de ce five o’clock tea d’un nouveau genre, ouvrira devant vous son fameux dossier ; il vous démontrera l’innocence de Dreyfus, et vous sortirez de là convaincus.
M. Scheurer-Kestner, effectivement, continue l’histoire, exhiba ses pièces, défendit son malheureux client, s’efforça de prouver l’indignité du commandant Esterhazy, et la conviction des sommités présentes, d’abord indécise, fut réellement établie après audition d’une pièce suprême, décisive, formelle innocentant l’ex-capitaine. Ce serait au lendemain de cette réunion que M. Émile Zola aurait publié son retentissant article du
Figaro où il fait l’apologie de
M. Scheurer-Kestner et soutient la nécessité de la révision du procès
Dreyfus.
Telle est l’histoire. On va même jusqu’à citer des noms. Naturellement, nous avons voulu tout d’abord savoir de M. Émile Zola s’il avait, oui ou non, été mis en rapport avec M. Scheurer-Kestner, si, oui ou non, le mystérieux dossier s’était entr’ouvert pour lui.
Chez M. Émile Zola
Mais M. Émile Zola, si bienveillant d’ordinaire à ses plus modestes confrères, si facilement interviewable en toutes circonstances, se dérobe nettement dans cette occasion. Il nous a demandé de ne point lui prêter une opinion ou une déclaration quelconque, et il n’a point consenti à répondre à notre question sur les rapports que l’histoire précédente lui attribue avec M. Scheurer-Kestner. Il n’affirme ni ne dément : il ne répond pas.
M. Émile Zola nous a paru, cependant, posséder, sur cette affaire si complexe, une opinion ferme, et nul doute qu’il ne l’appuie sur des faits précis, des déductions solides. Il faut regretter que, si vraiment il voit clair, il ne veuille pas, lui non plus, jeter quelque lumière sur ces ténèbres.
Mais, avant que ne fût connue l’histoire de la réunion des sommités parisiennes érigées en tribunal par M. Scheurer-Kestner, un de nos collaborateurs s’était entretenu avec l’auteur de Paris de cette difficile affaire Dreyfus. Le célèbre écrivain, déjà, ne cachait point son indulgence pour le traître, auquel nul n’épargnait injures et malédictions.
— Le crime de trahison, nous disait en substance M. Émile Zola, est un crime tout moderne, dont la portée n’est point aussi considérable que le ferait croire le débordement actuel des colères et les clameurs furieuses. Je trouve donc parfaitement excessif tout le bruit et l’agitation soulevés par une faute qui ne dépasse pas, à mon sens, tant d’autres fautes, et je ne comprends pas que certains surexcitent ainsi l’opinion publique contre un malheureux, même coupable, ameutent un pays entier contre lui, les siens et ses coreligionnaires.
Ainsi M. Émile Zola déniait au crime de trahison sa portée morale, sa valeur philosophique. Il n’en considérait sans doute que les effets matériels, et ce crime, pour lui, prenait une importance seulement s’il provoquait des deuils et des désastres, s’il amenait des morts sur un champ de bataille.
Mais, comme conclusion, tout cela ne nous fixe pas sur le fait précis de la réunion clandestine convoquée par les amis de Dreyfus et au cours de laquelle conférencia M. Scheurer-Kestner. Nous croyons cependant que cette réunion a eu lieu, que M. Scheurer-Kestner a cherché à établir la conviction de quelques personnalités influentes et que, très vraisemblablement, M. Émile Zola était de la réunion.
Chez M. Alphonse Daudet
On nous avait signalé la présence de M. Alphonse Daudet à cette clandestine conférence en ajoutant encore que, parmi les invités non acceptants, c’est-à-dire parmi ceux qui avaient refusé le rendez-vous où on devait les documenter, se trouvait M. François Coppée.
Nous avons voulu savoir si M. Alphonse Daudet pouvait nous donner là-dessus quelques bonnes indications, et nous voilà visitant le maître, qui fume paisiblement au coin du feu et rêve, tandis que son admirable
Sapho triomphe là-bas en une splendide soirée, dont il saura tout à l’heure le résultat par son fils
Léon.
— Cette affaire Dreyfus, nous raconte le maître, me bouleverse et m’affole comme tous. Je m’indigne et je m’inquiète ; je voudrais intervenir dans la bataille, moi aussi, dire ce que j’ai là, sur le cœur. J’avais, à certain moment, la pensée d’écrire ; mais les épreuves de mon prochain volume m’attendaient, et j’ai laissé passer le temps sans agir.
Non, je n’ai pas été sollicité et je n’ai pas reçu d’invitation pour aucun rendez-vous ayant trait à l’affaire Dreyfus. Certes, j’ai entendu des coreligionnaires de l’ancien officier soutenir devant moi, pour me convaincre, qu’il était absolument pur ; mais, ces jours passés, rien de semblable. D’ailleurs, je n’éprouve pas le besoin de me documenter en petit comité, et ce n’est pas tel ou tel qu’il faut convaincre, mais le pays entier, le pays, que ces récits abominables tourmentent. Si donc M. Scheurer-Kestner a des preuves, qu’il les sorte, mais qu’il les sorte vite et sans tant de mystères !
J’avoue que, personnellement, je ne crois pas à la possibilité de ces preuves, et je me dis que, vraiment, il faut que M. Scheurer-Kestner ait en lui-même, en son infaillibilité une rude confiance pour ne pas se tenir ce raisonnement si simple : dix officiers ont jugé, en pleine connaissance de cause, entourés d’autant de pièces et munis d’autant de preuves que j’en pourrais réunir moi-même, et ce jugement de dix hommes, puis-je, à moi seul, l’infirmer et le contredire ? J’avoue que je n’aurais pas, moi, pareille confiance en mon impeccabilité.
Puisqu’on m’attribue un rôle dans cette histoire, dites donc seulement que je n’y suis mêlé en rien, que je considère ce crime de trahison comme infâme entre tous — ah ! j’ai vu 71 ! — et que je tiens jusqu’ici l’affaire comme parfaitement jugée.
Ainsi nous parla M. Alphonse Daudet. Son opinion, on le voit, n’est pas tout à fait celle de M. Émile Zola.
NON SIGNÉ