11 mai [186]8
Mon cher Ami
Il vaut mieux réparer ses torts que de les agraver [sic]. Je vous félicite donc de nous avoir donné de vos aimables nouvelles et de ne pas les avoir différées davantage. Mais ne vais-je pas me laisser prendre au piège ? Et n'est-ce pas un reproche déguisé que vous me faites à votre tour de ne pas vous avoir écrit de mon côté depuis si longtemps ? Je n'y mets pas plus de malice et j'accepte vos excuses quand peut-être je devrais vous en faire : disons donc que nous sommes deux grands coupables et qu'à ce titre nous n'avons ni l'un ni l'autre de reproche à nous faire.
Mais aussi le théâtre sur lequel vous êtes doit pousser davantage au besoin de causer avec ses amis que le nôtre en France. L'atonie est si complète que l'on ne sait comment sortir de son engourdissement tandis que de l'autre côté de la Manche, l'esprit public semble en éveil par tous ses pores. Je voudrais en vérité être Anglais avec vous.
J'avais conçu le projet dès la fondation du Familistère d'être le premier à appliquer le principe d'association entre le travail
et le capital . Mes espérances ont été contrastées pendant que je préparais le terrain. Honneur à M. Briggs de m'avoir remplacé dans la mise à exécution du propre programme que je m'étais tracé. Cela prouve que l'humanité est en marche et que rien ne doit l'arrêter.
Je n'ai pas le bonheur de pouvoir vous annoncer que je sois sorti de mes embarras ni de mes ennuis. La méchanceté qui me poursuit redouble au contraire ses efforts. C'est le 25 de ce mois qu'une décision importante doit avoir lieu devant la cour d'Amiens. Mais ce n'est pas la fin malheureusement, ce n'est qu'un épisode de l'affaire.
Permettez-moi de vous dire cher Ami que vous allez trop loin en disant que j'ai posé la première pierre du règne de l'harmonie. Cela n'est nullement entré dans ma pensée. Ce que j'ai voulu, ç'a été de tracer au capital la voie du Devoir, du Droit et de la Justice, et en ceci vous me le faites remarquer et je le savais déjà, l'Angleterre a mon dans la personne de M Briggs.
Le Familistère marche à merveille. Mlle Marie vous fait ses Amitiés ainsi qu'à Madame. Recevez tous les miennes et celles d'Émile.
Godin