Transcription Transcription des fichiers de la notice - Marie Moret à Marie Howland, 18 avril 1878 Moret, Marie (1840-1908) 1878-04-18 chargé d'édition/chercheur Équipe du projet FamiliLettres (Familistère de Guise - CNAM) & Projet EMAN (UMR Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1878-04-18
FG 41 (1)
Moret retrace longuement l'histoire de sa relation avec Godin et le Familistère. Elle mentionne le changement de nom de son grand-père, Louis-<span>Éloy Godin en Nicolas Moret, sous le Premier empire sans préciser le motif. Louis-Éloy Godin aurait changé de nom pour échapper à la conscription des guerres napoléoniennes.</span> Moret joint son portrait photographié à sa lettre. Elle aborde ensuite la traduction de l'ouvrage de Howland et dresse le portrait du premier traducteur, Massoulard. Français Moret retrace longuement l'histoire de sa relation avec Godin et le Familistère. Elle mentionne le changement de nom de son grand-père, Louis-<span>Éloy Godin en Nicolas Moret, sous le Premier empire sans préciser le motif. Louis-Éloy Godin aurait changé de nom pour échapper à la conscription des guerres napoléoniennes.</span> Moret joint son portrait photographié à sa lettre. Elle aborde ensuite la traduction de l'ouvrage de Howland et dresse le portrait du premier traducteur, Massoulard.
   18 avril 1878    

Madame Marie Howland,

Chère Madame,

Vos deux lettres, celle adressée à M. Godin et celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, m’ont causé la plus vive satisfaction.

Les sentiments si dévoués, si pleins d’effusion que vous manifestez pour M. Godin sont ceux que je voudrais voir pour lui dans tous les cœurs. Combien nos sociétés progresseraient plus vite s’il suffisait d’aimer et de pratiquer le bien pour rallier tous les suffrages et concilier tous les efforts.

Chère Madame, votre touchante prière que je ne fasse jamais défaut à M. Godin en quoi que ce soit qui relève de ma capacité ou de mon dévouement s’accorde si bien avec le ton général de votre lettre pour me prouver combien vous êtes attachée à M. Godin, que je crois devoir vous parler en toute fraternité de sentiment comme vous le demandez en terminant.

Si je vous parle un peu trop de moi dans ce qui va suivre, souvenez-donc que je ne le fais que dans la mesure nécessaire pour vous initier aux détails de la vie de celui qui

nous est cher à toutes deux.

M. Godin et mon père sont cousins germains ; mon vrai nom de famille est Godin, mais des circonstances inutiles à rapporter ici ont obligé, sous le premier empire, mon grand-père à changer de nom. Je ne suis point née à Guise ; mes parents habitaient le voisinage de Paris ; ce n’est qu’en 1856, alors que je touchais à ma seizième année, que nous sommes venus habiter Guise. C’est à partir de cette époque où je n’étais encore presque qu’une enfant que j’ai appris à aimer le futur fondateur du Palais social.

Depuis 22 ans, donc, je suis à ses côtés. J’ai été son élève, je suis son disciple et sa compagne ; je donnerais sans hésiter ma part de bonheur en cette vie pour augmenter la sienne, et mes jours pour allonger les siens.

J’ai besoin d’ajouter que durant ces 22 ans qui m’ont vue tour à tour presque enfant, jeune fille, puis femme, je n’ai point dès l’adolescence compris la grandeur de M. Godin comme je la comprends aujourd’hui. Votre connaissance du cœur humain doit vous indiquer cela. À mesure que je me suis développée dans la vie, je l’ai donc vu grandir devant moi et m’ouvrir des horizons toujours plus larges que je n’avais point embrassés jusque là.

Mais je reprends les indications que je voulais vous donner. J’avais 20 ans quand le

Familistère étant construit mes parents vinrent s’y loger. Je m’occupai de l’installation des écoles et de tout ce qui regarde l’enfance, en même temps que je commençai à servir de secrétaire à M. Godin.

Trois ans après, en 1869, Madame Godin se sépara légalement de son mari, ne pouvant le comprendre.

Au milieu des pénibles vicissitudes que vous pouvez entrevoir, je suis devenue la vraie compagne de mon maître en science sociale et religieuse. Je ne suis point sa femme d’une façon légale, puisque la loi française ne l’autorise pas ; ma situation est pleine d’irrégularité aux yeux du monde ; mais aux vôtres, j’en suis sure, ce qui ait été mal de ma part serait d’avoir suivi une autre voie et d’avoir laissé un de ceux que vous appelez les sauveurs du monde seul au milieu de tant de luttes déchirantes.

Les lettres que vous avez reçues de M. Godin étaient toutes écrites de ma main, il n’y mettait que la signature. Pour vous donner un plaisir qui vous appartient est bien dû, je lui demande aujourd’hui de vous envoyer un véritable autographe, une lettre toute entière écrite de sa main.

Ne redoutez point qu’il se méprenne sur la nature et la pureté de vos sentiments pour lui. Il vous répondra lui-même sur ce sujet. Mais ce que je ne veux pas que vous ignoriez c’est qu’il est tellement détaché des vanités du monde que les seules

satisfactions qu’il ambitionne sont celles d’être compris, aidé, aimé.

Vous avez parfaitement senti que c’est là le besoin des « Messies » qui viennent pour livrer/donner à Dieu les sociétés où ils apparaissent.

Votre lettre l’a ému aux larmes, elle est pour lui remplie de ce parfum précieux dont le monde est si avare pour ses plus nobles enfants.

Je passe maintenant à la traduction de « Papa’s own girl ». Mais d’abord permettez-moi de vous dire que je crois vous connaître un peu à fond, tandis que vous ne me connaissez que par cette lettre. Vous êtes Clara Forest, n’est-ce pas, l’intelligente et délicieuse Clara. Votre photographie ne contredit en rien cette idée. Je vous envoie la mienne pour que vous sachiez un peu comment est l’une des « Marie » de M. Godin, vous êtes l’autre « Marie ».

Ce n’est pas moi qui traduis « Papa’s own girl ». Je l’ai lue, j’en ai été enthousiasmée. J’ai poussé à la traduction, j’en revois avec le plus vif intérêt les épreuves, mais celui qui en est chargé est le gérant du journal « Le devoir », M. Massoulard. Un mot donc sur votre traducteur.

C’est un français d’environ 35 ans qui a vécu trois ans en Amérique, de 1874 à 1877. C’est dans votre pays qu’il a pris connaissance du Familistère ; il a écrit des Etats-Unis à M. Godin : une intéressante correspondance s’est engagée entre

eux, et enfin M. Massoulard est venu à nous attiré, le premier, par l’amour du Palais social. N’est-ce point là un titre qui le rend tout particulièrement intéressant pour vous ?

Il parle l’anglais avec aisance et a bien voulu me donner les leçons qui m’ont mis à même de lire facilement votre ouvrage.

Il nous écrit de son côté au sujet de la traduction de « Papa’s own girl ». Vous verrez tout de suite qu’il sera pour vous le traducteur le plus consciencieux ; mais ce que je désire aussi que vous sachiez, c’est qu’il est plein de modestie, d’un esprit très fin, d’un naturel observateur et d’une rare délicatesse de sentiment. Ajoutez qu’il a toujours eu l’amour du progrès et du bien pour tous, qu’il adopte et pratique la doctrine de la vie exposée par M. Godin dans « solutions sociales », et vous verrez que vous ne pouvez souhaiter un meilleur traducteur, et que nous pouvons toutes deux considérer M. Massoulard comme un condisciple auprès de notre maître commun.

Vous me témoignez que vous seriez heureuse d’avoir une correspondante au Familistère ; de mon côté, je serais excessivement flattée de pouvoir écrire au prototype de Clara Forest, et me mets de tout cœur à votre disposition pour n’importe quel détail vous désirez connaître de notre vie ici.

Veuillez agréer, chère Madame, l’hommage de ma reconnaissance pour les sentiments d’affection fraternelle que vous avez bien voulu me témoigner ; je me sens entièrement dans les mêmes dispositions à votre égard.

Avec estime et respect je suis donc fraternellement à vous

                                                                                           Marie Moret