Guise, le 28 novembre 1864
À Monsieur A. Oyon
Si mon insertion dans le Journal de l’Aisne n’atteint pas son but (celui de faire venir près de moi des familles laborieuses dont j’ai besoin pour toutes sortes de motifs), elle me vaut au moins une surprise toute inattendue et bien agréable, celle de votre lettre si sympathique à l’œuvre du familistère. Le premier, Monsieur, vous avez eu le sentiment de l’idée générale qu’elle renferme ou au moins le premier, vous l’envisagez sans ces craintes que les meilleurs esprits apportent dans leurs jugements, sous l’empire de ces liens de l’habitude qui nous attachent si invinciblement au passé, non seulement à ce qu’il a de bon mais même à ses causes de pauvreté, de misère et de douleur.
Vous élevez bien haut les faibles résultats que j’ai obtenus ; ils n’ont pas à mes yeux l’importance que vous leur accordez. Ils sont si loin encore du but auquel je désire atteindre. Mais il serait heureux pour le progrès des questions qui intéressent le sort des classes vouées au travail, questions qui bientôt seront à l’ordre du jour, il serait heureux dis-je, que ces questions fussent abordées avec l’indépendance de vues et d’idées préconçues que vous y apportez par tous les hommes qui s’occupent aujourd’hui des problèmes qui s’y rattachent, logement, éducation, institutions de prévoyance, etc, etc.
Mais il n’en est pas ainsi. Ceux qui s’intéressent au sort des ouvriers craignent de sortir des sentiers battus, leurs préoccupations se bornent à faire à chercher dans ce qui s’est fait les indications pour ce qui est à faire. Ils écartent ainsi les problèmes à résoudre, et la vérité s’obscurcit. Dès lors, c’est moins l’étude d’une architecture nouvelle pour le logement des masses qui les occupe, que l’amélioration du système de logement existant, faire fonctionner les commissions des logements insalubres, au besoin faire des cités villages, voilà l’idéal qu’ils envisagent.
Mais chercher à remédier aux inconvénients de l’isolement des ménages et de la pauvreté par une architecture unitaire, rapprocher assez les familles pour construire à leur profit tous les moyens d’aisance et les leur rendre accessibles, permettre ainsi qu’une éducation tutélaire soit le partage de tous, amener l’individu à reconnaître que son bien particulier est solidaire du bien des autres, réaliser enfin, ce que vous sentez si bien, et rendre abordables toutes les questions d’association du travail et d’équité de répartition sans les rendre obligatoires, permettre à chaque jour d’accomplir sans relâche sa tâche et son œuvre, voilà ce que peu sentent.
À la vue du Familistère, des personnes
sont écartées. On admet l’entassement des logements au sein des villes sans air et sans espace, mais l’on ne peut comprendre un palais à l’usage des ouvriers, de leurs femmes et de leurs enfants à la campagne. On va jusqu’à craindre un trop grand développement de la sociabilité de la classe ouvrière comme s’il était indispensable qu’elle soit toujours brutale, impolie et insociable.
J’ai tenu au plus grand silence de la presse depuis cinq ans ; je craignais l’effet de ces préventions avant que les faits acquis pussent leur répondre victorieusement. Aujourd’hui les dangers commencent à se dissiper, puisque les faits sont acquis ; je n’ai donc plus de motif pour vous prier au silence comme je l’ai fait autrefois près de
En vous accordant de parler et d’écrire sur ce que vous savez du Familistère, je vous prie seulement d’éviter tout entraînement de la plume qui pourrait trop vivement le colorer. Il faut que personne n’éprouve de déception en y venant. Je désire que chacun y trouve plus qu’il ne s’attend y trouver. Cela dit je suis d’accord, comme me l’écrivait ces jours derniers notre ami
Je travaille pour avoir des imitateurs.
Je travaille pour donner carrière aux études que les privations des masses réclament. C’est en saisissant le public de ces questions qu’elles feront leur chemin. Mais c’est à mes yeux un bien grand devoir de le bien faire ; c’est pourquoi pour ce qui me concerne je ne me presse pas. Quelques uns ont pu croire que j’en faisais une question d’amour propre et que je ne voulais éviter la publicité que pour la faire le premier. Ils se trompent. Je place ailleurs la récompense du mérite. Je n’ai cherché le silence que parce que j’ai cru de l’intérêt de mon entreprise de le faire.
Mais je me surprends à causer bien longuement avec vous avant d’aborder la question d’affaires qui donne lieu à nos lettres. Je ne suis pas aussi avancé que vous le pensez. Le centre du familistère n’est pas encore entièrement habittable. L’hiver arrête certains travaux indispensables. Je vous ai promis de ne pas faire l’assurance sans en conférer avec vous, vous pouvez croire à ma promesse, vous pourriez même me donner à ce sujet l’indication des renseignements qui vous sont nécessaires pour faire cette assurance et me dire si elle n’est pas susceptible de certains avantages que les compagnies accordent en raison de la sécurité que les immeubles assurés présentent.
Le Familistère se trouve sous ce rapport dans des conditions exceptionnelles. Construit tout en briques, murs de refend et cloisons en briques, tous les étages et les greniers carrelés
, la toiture en pannes. Il n’y a donc pas à vrai dire de sinistre grave possible. Que l’on joigne à cela la considération que les greniers contiennent des réservoirs avec prises d’eau à tous les étages, qu’il existe un corps de pompiers habitant l’édifice, qu’une excellente pompe est sur les lieux, que la population se sent solidaire d’un sinistre et l’on verra que nulle part une assurance ne se présente plus favorable pour les
Veuillez agréer, Monsieur, la cordialité des sentiments avec lesquels je suis votre bien dévoué.