Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Mythologie</em>, Paris, 1627 - III, 11 : Des Eumenides Conti, Natale 1627 chargé d'édition/chercheur Équipe Mythologia Projet Mythologia (CRIMEL, URCA ; IUF) ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1627 Fiche : Projet Mythologia (CRIMEL, URCA ; IUF) ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Paris (France), BnF, NUMM-117380 - J-1943 (1-2)
Français

Des Eumenides.

CHAPITRE XI.

MAIS pource que quelques-vns euſſent peu s’abuſer ſe faiſans accroire de pouuoir celebrer leurs ſorfaits, comparoiſſans deuant le ſiege des Iuges ſuſdits, veu que de beaucoup de pechez bien peu d’hommes ſeulement en ſont teſmoings ; & quand bien il y en auroit pluſieurs, ils ne meurent pas tous en vn meſme temps, attendu que les morts receuoient iugement & ſentence deuãt que ceux qui euſſent peu teſmoigner contre-eux, fuſſent decedez & deſcendus aux Enfers : il fut neceſſaire de perſuader à la multitude des ignorans (qui s’eſtoient deſia imaginé en leur eſprit ces Iuges-là) qu’ils auoiẽt des bourreaux & executeurs de iuſtice, aſſiſtans touſiours en leur audience, qui par eſtrãges manieres & diuers ſupplices contraignoient les criminels de confeſſer ce qu’ils auoient faict de mal & de vilain en toute leur vie. On mit en auant que tantoſt on nomme Furies, tantoſt Erynnes, tantoſt Eumenides, qui mettoient en execution les commandemens de Iupiter celeſte & infernal, pour chaſtier les hommes ſelon leurs merites, & qui eſtoient ſeruantes deſdits Iuges pour examiner les crimes d’vn chacun. On les nomma Furies, à cauſe de la fureur qui bourelle la conſcience des criminels : Erynnes du Grec érynnyein, ſignifiant s’indigner & s’eſmouuoir bien fort, quelques-vns les ont nommees Seueres, à cauſe de leur rigueur & ſeuerité. Oreſte les appelle Eumenides (parce que ſuiuant le conſeil de Pallas il s’achemina à Argos, & les appaiſa) d’vn mot auſſi Grec, eumeneia, ſignifiant bien-vueillance & manſuetude, ou benignité, au lieu qu’auparauat pour eſtre touſiours indignees & en cholere, on les nommoit Erynnes, comme dit Sophocle en ſon Oedipe. Parents des Eumenides.Lycophron en ſa Caſſandre, & Æſchyle és Eumenides les appellent filles de la Nuict. D’autres les diſent filles de la Nuict & d’Acheron. Mais Orphee en l’hymne des Eumenides, dit qu’elles ont eſté filles de Pluton, autrement Iupiter terreſtre ou infernal, & de Proſerpine :

Filles de haut renom du grand Iupin terreſtreQui les ombres des morts gouuerne ſous ſa dextre,Et qui pour mere auez la fille de Cerés,Proſerpine la chaſte aux cheueux bien parés :Sainte trouppe Eumenide exaucez ma priere,Tournans d’vn œil benin vers moy voſtre viaire.

Heſiode en ſa Theogonie les feit filles de Saturne & de la Terre, diſant que quand Iupiter couppa les parties honteuſes à ſon pere, quelques gouttes de ſang cheurent en bas, que la Terre recueillit cherement, & s’en abbruua : dont naſquirent les trois Erynnes & les Geants de hauteur demeſuree. Epimenide, Poëte Candiot, les maintient iſſuës de Saturne, & d’Euonyme, & leur dõne pour ſœurs, Venus & les Parques. Sophocle les appelle Deeſſes, filles de la Terre & des Tenebres. Heſiode en ſon liuret des œuures & iournees, dit qu’elles ſont filles de Noiſe, & vengereſſes des pariures, ſur leſquelles par le cõmandement de Pluton elles ont l’œil ; & qu’elles ſõt nees le 5. iour de la Lune :

Sur le cinquieſme iour les Eumenides, raceQue la Noiſe engendra pour venger la fallaceDes pariures menteurs, encommencent leurs cours.

Et Virgile au 1. des Georgiques :

Fuy le cinquieſme iour, d’autant que la pallide Orque naſquit tel iour, & la trouppe Eumenide.

Cela eſt dit ſuiuant l’opinion des Pythagoriens, enſeignans que ce nõbre és iours de la Lune eſt vn iour de iuſtice & d’equité. Car l’equité oſte ce qui eſt de trop, & ſupplee ce qui manque : & l’un & l’autre eſt de la charge du Iuge. On peint les Eumenides auec vn tres-horrible aſpect, & encheuelees au lieu de perruque, de Couleuures & Serpens : comme le montre Horace au 2. liure des Carmes :

Et les ſerpens lacez aux treſſesDes Eumenides vengereſſesPlaiſir encory vont prenant.l> Et Catulle és Argo-Noch.

Les Fureurs puniſſans d’vne main vengereſſeDes humains les forfaits, qui portent vne treſſeDe Couleuures au front.–

Et Tibule au 1. des Elegies :

Tiſiphone treſſant tout au-tour de ſa faceVn atour ſerpentin, de Couleuures ſe laceEn guiſe de perruque, elle enrage, elle bruit ;Les meſchans prennent fuitte à l’effroy de ce bruit.

Cytherõ tranſformé en montagneLes Anciens content que ces Deeſſes tant ſeueres & hagardes n’ont ſceu éuiter l’effort d’amour : & Menandre en ſes hiſtoires fabuleuſes eſcrit que Tiſiphone deuint amoureuſe d’vn beau ieune garcon, nommé Cytheron, & que ne pouuant plus durer, elle luy fit parler d’amour ; mais luy effrayé de ce tant hideux viſage ne luy daigna pas ſeulement faire reſponſe : dont elle indignee, arracha de ſa teſte vne des Couleuures qu’elle portoit, & la luy ietta à la teſte, cette meſme Couleuure s’entortilla ſi ſerré autour de ſon col, qu’elle l’eſtrangla. Or de pitié que les Dieux en eurent, la montagne où cela auint fut nommee Cytheron, qui auparauant s’appelloit Aſtere. Sophocle en ſon Electre appelle Erynne pied-d’airin :

Erynne pied-d’airin ſe tient en embuſcade.

On peut recueillir du 19. de l’Iliade d’Homere, que les Poëtes tenoiẽt que ces Furies volaſſent en l’air comme oyſeaux, auec deſſein & commiſſion d’aller punir & chaſtier les mal-viuans :

Iupiter & la Parque, Erynne en l’air volante.

Maiſon des FuriesLes Poëtes ont dit qu’elles logeoient deuant le portail des Enfers, deſquelles Virgile fait mention au 6. liure :

Au deuant de l’entree et és goſiers premiersDe l’Orque, ont eſtably leurs ſieges couſtumiers,Le dueil, et des ſoucis la trouppe vengereſſe.Là les paſles langueurs & la triſte vieilleſſe,La demeure la peur, et la mal-heureté,La faim eſguilonnante, et l’orde pauureté :La mort et le trauail, formes à voir terribles.Puis, couſin de la mort, le ſommeil & nuiſiblesLes faux plaiſirs de l’ame, & au ſeuil oppoſé,La guerre porte-mort à ſon ſiege poſé.Là ſont les lits ferrez des Eumenides fieres.

Toutesfois au 12. liure il dit qu’elles aſſiſtent deuant le throſne de Iupiter, & eſpient ſa contenance, ſi d’auenture il veut enuoyer quelque affliction ou calamité aux hommes.

Deux peſtes l’on y void dictes Dires, leur mereAuecques la Megere infernale , eſt la Nuict ;D’vn ſeul & meſme part que ſombre elle a produit,Et de tout-pareils ronds de Serpens annelees,Et de pareils cerceaux deſſus le dos ailees :Au throſne & ſur le ſeuil de Iupin cruël RoyPreſentes elles ſont, & aiguiſent l’effroyAux mal-heureux mortels.

Leurs noms et charges.Orphee en l’hymne des Eumenides declare quels eſtoient leurs noms, & lieu de leur demeure és Enfers auec leur charge.Oyez Dames d’honneur, bruyans, que l’on reuere,Tiſiphone, Alecton, & toy ſainte Megere,Nocturnes, habitans deſſus vn crot ombreuxAuprés des ſacrez flots de Styx lac tenebreux.Qui promptement volez quand des meſchans la ligueEn ſes damnez conſeils quelque trahiſon brigue.

Et puis apres :

Qui voyés chaſque gent et chaque creatureD’vn œil plein d’equité, de iuſtice et droiture.

Or comme les meſchans craignoient merueilleuſemẽt la vengeance des Eumenides, tout le monde les honoroit & reſpectoit fort religieuſement, voire de telle facon qu’à peine oſoit-on les nommer : teſmoin Electere en l’Oreſte d’Euripide :

Ie n’oſe nommer les FuriesQui luy donnent tant de frayeurs.

Reverence portee aux Eumenides.Voila pourquoy Oreſte racontant à Iphigenie les calamitez qu’il auoit ſouffert pour auoir tué ſa mere, quand il vient à parler des Eumenides, il les nomme Deeſſes anonymes, c’eſt à dire qui ne ſe nomment point, d’autant qu’à cauſe de leur ſeuerité chacun faiſoit conſcience & ſcrupule d’vſurper leur nom. Au demeurant on ſe monſtroit ſi religieux à ne les offenſer pas, que l’aueugle Oedipe eſtant conduit vers Athenes, & entré dans le bois ou parc des Erynnes, ſans ſçauoir à quelle diuinite il eſtoit conſacré, ne quelle eſtoit la couſtume de ce pays-là, grand nombre de manans accoururent vers luy, s’eſbahiſſans comme il auoit oſé entrer là dedans, veu qu’eux-meſmes paſſans pardeuant ne l’oſoient ſeulement regarder : teſmoin Sophocle :

Quelque bon homme paſſant,Mais non pas vn habitant,Euſt bien oſé faire entreeDedans la foreſt ſacreeDe cette triple FureurQue nous n’oſons ſans horreurAuoir ſeulement en bouche :Tant s’en faut que l’on y coucheLa plante tant ſeulement,Que qui paſſe meſmement,En deſtournera ſa veuë,Afin de n’eſtre apperceuë.

Et non ſans cauſe certes, veu qu’elles eſtoient ſi faſcheuſes & implacables, que ſi quelqu’vn pollué, ou de meurtre ou d’inceſte, ou d’autre crime & impieté, entroit dans le monſtier qu’Oreſte leur auoit dedié à Ceryne, ville d’Achaïe, quand il n’euſt fait que le regarder ſeulement, incontinent il perdoit le ſens & deuenoit enragé, continuellement tourmenté d’eſtranges frayeurs, comme dit Pauſanias en l’Eſtat d’Achaie. Les Anciens cuidoient qu’elles eſtoient veſtues d’habillemens noirs, qu’ils appelloient veſtemens des Erynnes. Elles eſtoient fort religieuſement adorées à Telphuſe ville d’Arcadie, & leur faiſoit-on offrande d’vne Brebis noire preigne, que les Carmiens en la Moree bruſloient toute entiere : & tels Sacrifices ſe faiſoient ſourdement, & en temps paiſible ; & nul de noble lignee ne pouuoit ſelon l’inſtitution de tel myſtere y aſſiſter. Les Preſtres qui officioient ſe nommoient Heſychides : & deuant telle ſolemnité ils ſacrifioient vn Mouton au Seigneur Taciturne, qu’ils inuoquoient pour leur porter bon-heur ; & auoit ſa chapelle en Cydon, hors des Neuf-portes. Eſdits Sacrifices ils offroient du melicrat & des fruicts emmiellez, & autres douceurs à ieun. Les Sicyoniens portoient des fleurs au lieu de couronnes ; & telle ceremonie s’obſeruoit auſſi és Sacrifices des Parques, comme dit Menandre au 2. liure des myſteres, & Pauſanias en l’Eſtat de Corinthe. Ceremonies obſervees en leurs ſacrificesIl y auoit bien à faire à les inuoquer, & il falloit auoir vne grande quantité de ſorcieres & enchanteuſes pour les faire venir (car on penſoit qu’elles fuſſent bien expertes en ſorcellerie) ce qui appert par ces vers d’Orphee és Argenauchers, où Medee faiſant vn ſolemnel ſacrifice pour la ſanté & conſeruation de Iaſon, s’efforce d’endormir le Dragon, gardiẽ de la toiſon d’or, par charmes. Car tels Sacrifices n’acceptoient pas toutes ſortes de bois pour en faire du feu, ains ſeulement le Cyprez, l’Aulne, le Geneure, & la Bourgeſpine ou Nerprun, deſquels on faiſoit vn bucher deuant vne foſſe creuſee a trois rangs : puis on verſoit le ſang des Victimes, propres à tels Sacrifices dans la foſſe. Quant aux corps, on les bruſloit ſur le buſcher, auec leſquels on meſloit beaucoup de drogues & herbes en prononcant quelques prieres. La pluſpart de toutes leſdites choſes eſt comprise en ces vers :

I’eſgorge trois chichons tous noirs en leur pelage,Et meſle de la pourpre, & du ſaffran ſauuage,(Ou cartame autrement) et de l’herbe au foulon,Du chalcime, orcanete, item du pſyllion.De tout cecy ie fais vne farce qui entre,Meſlant leur ſang parmy, des petits chiens au ventre.Ie poſe puis-aprés le tout en vn vaiſſeau,Et creuſant vn foſſé i’y verſe autour de l’eau,Et la graiſſe, veſtuë en habit de triſteſſe,En faiſant retentir des airins de deſtreſſe :Ie reclame humblement les Eumenides ſœurs,Dont ie ſens tout ſoudain les benignes faueurs,Qui la preſſe fendans des ombres enfumees,Apportent en leurs mains des torches allumees,Des flambeaux embraſez cruellement hideux,Cernees de ſerpens à guiſe de cheueux,Sur le dos, ſur la teſte, & toute leur criniere,Tiſiphone, Alecton, et la diue Megere.

On tenoit que le vin ne leur eſtoit pas aggreable en leur Sacrifice : & pourtant Oedipe eſtant entré en leur boſcage, les habitans du lieu luy commanderent d’apporter de l’eau d’vne fontaine coulante, puis apres couronner les bords & anſes de certains vaiſſeaux preparez pour cet effect de laine d’vne Agnette, comme dit Theocrite en ſa Pharmaceutrie. En ſuitte que ſe tournant vers le Soleil Leuant il verſaſt de l’oxycrat en offrande aux treſpaſſez, & n’y appliquaſt point de vin pour-tout ; mais que l’oblation faite il s’enclinaſt & iettaſt par trois fois en terre à deux mains neuf branches d’Oliuier. Les Sicyoniens leur ſacrifioient des Brebis preignes, & arrouſoient leurs Sacrifices d’oxycrat, & portoient des fleurs au lieu de chappeaux. Narciſſe & ſaffran dediez aux Eumenides.Ceux qui leur faiſoient ſacrifices eſtoient couronnez de guirlandes de Narciſſe, qui leur eſtoit ſacré, ou parce qu’il croiſſoit volontiers prés des tumbeaux, ou parce qu’elles eſtoient Deeſſes d’endormiſſement & de crainte, ce qui conuient auec le nom de Narciſſe. Sophocle teſmoigne que cette plante auec le ſaffran eſtoit deſtinee pour faire des guirlandes aux Eumenides :

Narciſſe le bien grené,Duquel on void couronnéAuec du ſaffran en treſſes,Le chef des grandes Deeſſes.

Neptun & Ceres tranſformez en beſtes chevalines.Pauſanias en l’Eſtat d’Arcadie eſcrit que Cerés a quelquefois eſté nommé Erynne, d’autant que comme elle cherchoit ſa fille Proſerpine, rauie par Pluton, Neptun deuenu amoureux d’elle, la voulut forcer : mais s’eſtant tranſformé en Iument, & paſſant parmy les haras en vn lieu nommé Once, Neptun la reconnoiſſant ſe tranſforma auſſi en Cheual, & la ſaillit. Dont elle eſtant extremement indignee, le ſurnom d’Erynne luy fut donné, d’vn mot Grec, Erynnyein, qui en Arcadie ſignifie enrager. Les Arcadiens auoient vne ſtatue d’Erynne, portant en la main droite vne torche, & en la gauche vn cofin, pour repreſenter la peine qu’elle auoit priſe à chercher ſa fille nuict & iour, rauie en cueillant des boucquets. Plutarque en vn diſcours qu’il a faict de la tardifue vengeance de Dieu, dit qu’il n’y auoit qu’vne Erynne nommee Adraſtie, fille de Iupiter & de Neceſſité, vengereſſe des meſchancetez, qui empoignant toutes les ames courans & tournoyans çà & là, les trainoit au ſupplice, & les plongeoit en eternelles, eſtranges & tres-profondes tenebres.

Mythologie des Eumenides.Examinons maintenant que ſignifie tout cecy. Il n’y a plus poignant aiguillon, ne qui ait plus de force pour contraindre les hommes à confeſſer, que la conſcience, qui de ſoy-meſme & ſans teſmoings s’accuſe : & partant c’eſt vne tres-diligente & ſoigneuſe ſeruante des Iuges infernaux. Mauvaiſe conſciẽnce eſt à chacun tres-cruel bourreau.Ces craintes propoſees és Fables ſe repreſentent ſans ceſſe deuant les yeux des meſchans. Car (comme dit Ciceron en ſon plaidoyé pour Roſcius Amerinus) ne penſez pas, comme vous voyez ſouuent és Fables, que ceux qui ont commis quelque crime & impieté, ſoient tourmentez & gehennez par les torches ardentes des Furies : chacun eſt troublé & eſtonné par ſa propre fraude, qui ſouuent luy fait perdre l’eſprit ; les mauuais penſers & ſa conſcience cauteriſee luy ſont autant de bourreaux. Ce ſont les Furies qui pourſuiuent continuellement les meſchans, qui iour & nuict prennent vengeance des pechez qu’ils ont commis. Oreſte meſme en ſa Tragedie, faite par Euripide, confeſſe que ce n’eſt que ſa propre conſcience & le ſentiment de ſes meffaits qui le tourmentoit & bourreloit ſi eſtrangement comme vrayes Furies. Car ces Furies que ſont elles autre choſe que vengereſſes de mauuaises affections ; ou pluſtoſt la cauſe & le ſuiect qui nous induit à mal-faire ? Car tous les forfaits dont nous ſommes coulpables ſe commettent, ou par enuie, ou par haine, ou par quelque eſperance de proffit. Et pourtãt Tiſis, en Grec ſignifie vengeance, & phónos meurtre : lequel crime ſe fait par cholere ou haine, & Tiſiphone en prend vengeance. Megere venge les pechez faits par enuie, car megairein vaut autant qu’enuier, ou porter enuie. Alecto punit ceux qui ſuiuãſ les chatoüillemens de la chair, pechent par la volupté, car álectos ſignifie, qui n’a ny ceſſe, ny repos. Raiſons de la genealogie des Eumenide.On les appelle filles de la nuict, à cauſe de l’inſuffiſance des hõmes & ignorance des choſes auenir. Car qui eſt celuy entre les viuans qui ne croye eſtre choſe deſhonneſte, s’il veut exacement conſiderer ce poinct, de commettre pour vn plaiſir de fort peu de duree choſes qui luy peuuent cauſer vn ſupplice eternel ? ou qui ne ſçait bien que c’eſt choſe mal-ſeante de ſe plonger comme vne beſte au bourbier de tant de ſales & ordes voluptez ? Ces affections doncques procedent de ne ſe connoiſtre pas ſoy-meſme, leſquelles ayans pouſſé & induit l’homme à mal faire, l’eſprit s’en tourmente, & le reſouuenir de tels delicts ſont autant de tres-cruels & outrageux bourreaux. Les autres ont dit qu’elles eſtoient filles de Iupiter terreſtre & de Proſerpine ; & non ſans cauſe : Il eſt difficile qu’un homme riche entre au Royaume des cieux.car puis que Pluton preſide ſur les richeſſes, & Proſerpine eſt la force des biens de la terre, comme nous dirons en ſon lieu ; quels Dieux mettent pluſtoſt les hommes en furie que les richeſſes ? ou bien, d’où eſt-ce que les Furies prendront pluſtoſt leur origine que de là ? comme ainſi ſoit que toutes meſchancetez & toutes voluptez procedent de l’abondance de biens, comme d’vne fontaine ineſpuiſable : leſquels toutesfois poſſedez par vn homme de bien & temperé, ne le peuuent deſtracquer de ſon ordinaire & train accouſtumé. Et pourtant il me ſemble que Dieu, tres-ſage, a preſté les richeſſes aux bons pour leur ſeruir comme de paſſe-port & de commodité pour acheuer le cours de cette vie, en les employant comme il faut, ou bien aux mauuais pour les guider & conduire aux enfers, afin d’y eſtre à iamais gehennez. Il faut donc neceſſairement que le riche ſoit fort homme de bien, & extremement aymé de Dieu ; ou meſchant à toute reſte, & hay de Dieu & des hommes : pource que quiconque eſt exceſſiuement riche, ne peut eſtre moyennement ou bon ou mauuais. Auſſi ſignifient elles nos trois mouuemens & affections principales : l’ire qui tend à vengeance ; la conuoitiſe, aux richeſſes ; la concupiſcence, aux voluptez & plaiſirs de la chair. Je croy que c’eſt auſſi ce qu’ont voulu dire ceux qui eſcriuent qu’elles naſquirent des parties honteuſes de Saturne, & de la Terre. Car qu’eſt-ce que Saturne, ſinon le temps ? ou ſes parties vergongneuſes, ſinon les vilainies qui ſe ſe commettent auec le temps ? La terre eſt puiſſante en toute abondance de biens, de laquelle elles naiſſent. Ce ſont les ſolicitudes de l’eſprit, qui procedent de trop de moyens, ſelon l’opportunité du temps. Ceux qui les diſoient filles de Saturne & d’Euonyme, n’eſtoit point de contraire aduis. Ces raiſons & les autres cy-deſſus alleguees reuiennent en vn meſme poinct ; car ceux qui penſoient qu’elles fuſſent filles de Saturne, de la Nuict, de la Terre, des Tenebres, n’eſtoient differents que quant au nom ; & quant au ſens, tous d’vn meſme auis. Quelques-vns ont creu qu’on les nommoit Erynnes, pource qu’elles exauçoient les imprecations & maudiſſons, tirans cette etymologie de arà, maudiſſon, & anyein, parfaire & exaucer. D’autres, parce qu’elles habitoient en terre, de éra, terre, & naiein, habiter. Elles naſquirent le 5. iour de la Lune, ſelon la raiſon cy-deſſus alleguee. Pourquoi les Erynnes ſont ſurnommees Pied-d’airain & Aeriuages.Le ſurnom de Pied-d’airin leur fut donné, d’autant qu’eſtans ſeruantes des Dieux, & vengereſſes des iniquitez des hommes, on les enuoyoit bien tard pour faire la punition des meſchans ; car Dieu ne chaſtie pas leurs forfaits ſur le champ, ny à la chaude, comme on dit, & bien ſouuent plus la punition eſt tardifue, plus elle eſt griefue. Elles ont auſſi eſté dittes Aëriuages, ou errantes en l’air, à cauſe que quand Dieu auoit reſolu de chaſtier quelqu’vn, ou en public, ou en particulier, elles s’acheminoient promptement a cette execution. Toutesfois ie croirois pluſtoſt que ce ſoit, d’autant que quand la peſte ou la famine trauaille les hommes, ou quand ils enclinent leurs affections à la guerre, cela prouient de l’air qui y eſt aucunement diſpoſé par la volonté & permiſſion de Dieu. Car ces trois fleaux de ſon ire ſont tellement ioints & attachez enſemble, qu’ils naiſſent d’vne meſme ventree, & de meſmes pere & mere ; ce que Virgile exprime fort bien au 12. Liure :

Au throne & ſur le ſeuil de Iupin cruel RoyPreſentes elles ſont, & aiguiſent l’effroyAux malheureux mortels, quand de cruelle peſte,Ou de guerre impiteuſe, ou famine funeſte,Fleaux ſelon les forfaicts des humains ſuſcitez,L’eternel Roy des Dieux eſtonne les citez.

Raiſon de leur domicile.On diſoit qu’elles logeoient à l’entree des Enfers, d’autant que les eſprits des hommes, principalement de ceux qui ſont ſur le poinct de rendre l’ame, ſont en grand ſoucy, & ſont griefuement tourmentez quand ils viennent à ſe repreſenter leurs fautes paſſees : ce qu’ont auſſi voulu dire ceux qui eſcriuent qu’elles demeuroient dans vne grotte vers l’eau de Styx. Cette grotte que repreſente-elle, autre choſe qu’vn tres-obſcur cabinet, ou vne arriere-chambre du cœur & de la conſcience, où ſont cachees toutes ces mauuaises penſees & ſolicitudes qui bourrellent les eſprits ? Nous auõſ deſia cy-deſſus montré que les Anciens ont eu intention de nous apprendre que toutes choſes ſont en ſeurté à l’homme de bien, & qu’il, n’y a que l’integrité & l’innocence qui puiſſe entretenir les hommes en vn eſtat reſolu & paiſible pour ſouſtenir ſans crainte tout aſſaut & changement de fortune. C’eſt donc aſſez amplement diſcouru des Furies : paſſons au Tartare.