De la riuiere de Leté.
CHAPITRE XXI.
Apres auoir diligemment faict la recerche & accomply l’examen de noſtre vie, nous venons à oublier peu à peu toutes choſes, nos ſens defaillent, & n’auons plus aucune memoire du paſſé. Cela a donné ſujet aux Anciens de forger beaucoup de contes touchant la riuiere de Lethé. Mais recerchons premierement quelques poincts qui appartiennent à ce diſcours ; puis apres expoſons l’opinion des Anciens touchant ladite riuiere. Quatre riuieres de Lethé.Quatre riuieres ont porté ce nom : la premiere en Ionie vers Magneſie prés de la riuiere de Meandre, la ſeconde vers Gortyne ville de Candie, la troiſieſme vers Tricque ville de Theſſalie, païs d’Æſculape, & la quatrieſme en Lybie. Or l’opinion de Pythagoras, & de quelques autres Philoſophes touchant les ames, a eſté que non ſeulement elles eſtoient immortelles, mais auſſi eternelles deuant que de deſcendre és corps humains. Mais d’autant que les raiſons qu’ils alleguoient pour prouuer & maintenir leur dire, ne peuuent pas eſtre comprises d’vn chaſcun, nous nous contenterons de dire icy qu’eux, & les Poëtes principalement, ont imaginé tout ce qu’ils ont penſé pouuoir ſeruir pour retenir & confirmer les hommes en cette creance, que l’ame eſt immortelle, afin de les encourager par vne eſperance de meilleure vie auenir, à porter patiemment & prendre en gré toutes les afflictions de cette vie preſente, & ne ſ’enorgueillir trop pour la proſperité, ſçauoir, qu’il faudroit vn iour rendre conte de nos actions, & pour les induire auſſi & bien diſpoſer à viure en integrité & rondeur de conſcience, puis que par ce moyen Dieu recompenſoit d’vn tres-glorieux loyer la vertu & pieté des gens de bien. Ils feignirent donc qu’apres la ioüyſſance de beaucoup de plaiſirs il y auoit vne riuiere nommee Lethé, c’eſt à dire, Oubly, aux Enfers, & que ſi quelqu’vn en buuoit de l’eau, il venoit quand & quand à mettre en oubly toutes choſes paſſees. Car ils ne peurent trouuer de meilleur expedient pour leur eſclaircir ce doute, Pourquoy les ames ne ſe ſouuenoient aucunement de tant de choſes admirables qu’elles auoient peu voir en tant de milliers d’annees, veu qu’ils les tenoient pour eſtre eternelles deuant qu’eſtre enuoyees habiter és corps. Euripide qualifie cette riuiere du nom de Deeſſe, & la fait ſemblable au Somme, comme nous auons rapporté cy-deſſus au diſcours du Somme, chap. 14. Vn ſeul Æthalis fiſ de Mercure impetra de ſon pere, que vif & mort il euſt ſouuenance de tout ce qui ſe paſſoit, & pourtant il eſtoit tantoſt parmy les vifs & tantoſt parmy les morts, ſans auoir du tout perdu la ſouuenance des choſes paſſees, teſmoing Apollonius au 1. liure du voyage de la toiſon d’or :
Quand il veint d’Acheron, ſon eſprit ondoyéDans le fleuue d’Oubly n’eſtoit encor noyé.
Car ils diſent qu’il receut cette prerogatiue de Mercure ſon pere, de paſſer vne partie de ſon temps en haut ſur terre, & l’autre partie en bas és enfers. Les Pythagoriciens qui tenoient qu’au deſſus des globes des quatre élemens il y auoit huict cieux, parmy leſquels les ames diſſoutes & ſeparees des corps ſuffiſamment purifiees, tournoient iuſques à ce qu’elles euſſent accomply leurs cours & cercles, & que puis aprés par le commandement de Dieu elles reuenoient habiter en de nouueaux corps, ou plus dignes, ou plus indignes, ſelon qu’elles ſ’eſtoient portees en leur premiere vie, diſent que cettuy-cy reſuſcita premierement durant la guerre de Troye, & qu’il eſtoit Euphorbe Troyen fils de Panthus, puis qu’il fut Pyrrhe de Candie, puis apres Elee, & en fin Pythagoras, ce qu’il exprime en Ouide au 15. de ſes Metamorphoſes, comme ſ’enſuit :
Reſueries de l’eſchole de Pythagores.Vous qui vous effrayez d’un pantelant remortQui vous glace les ſens de crainte de la mort,Que craignez vous l’enfer, l’obſcurté, les lieux ſombres,Et des noms controuuez les figures & ombres,Qui ne ſont que diſcours remplis de vanitezQue les Poëtes ont aux ſimples gens coutezOu le monde ſe perd ? Soit que le feu conſumeMetempſicoſe.Les corps, ou que le temps les pourriſſe & inhume,Ne croyez nullement qu’apres voſtre treſpasVous puiſſe bourreler aucun tourment là bas.L’ame ne peut mourir : & quand ſon premier giſteElle laiſſe vn corps neuf elle recherche viſteAfin de ſ’y loger. Ie le ſay, car i’eſtoisEuphorbe Panthoïde, alors que combattoisSous les murs d’Ilion eu la guerre ancienneQu’Agamemnon mena contre la gent Troyenne.
C’eſt pourquoy Platon au dialogue nommé Ménon, dit non ſeulement que les ames ſont immortelles, mais qu’apres auoir accomply certain eſpace de temps, & quelques charges qui leur auoient eſté enjointes, elles ſont derechef renuoyees par Proſerpine en d’autres corps. Ils tiennent (dit-il) que l’ame de l’homme eſt immortelle, & qu’elle decede lors qu’on appelle cela mourir : puis qu’elle reuient de-rechef, & ne meurt iamais, & pourtant faut-il viure le plus ſaintement qu’on pourra. Car ceux que Proſerpine a chaſtié de leur ancienne miſere, elle renuoye derechef leurs ames voir la lumiere d’henhaut en la neufieſme annee, & deuiennent Rois puiſſans en gloire, en pouuoir, en authorité & en ſageſſe : & ſont en fin receus au nombre des Dieux ou des Heros.
Les Phyſiciens penſent que les deux tropiques qui diuiſent le Zodiaque, ſont deux portes par leſquelles les ames deſcendent du ciel en terre, & y remontent auſſi. Deux portes des ames.Le Cancre eſt la porte des hommes ; & le Capricorne, celle des Dieux ; pource que par là ils montent à leur immortalité. Pour cette cauſe Pythagoras tient que l’Empire de Pluton commence au cercle ou en la voye appellée Voye de laict, d’autant que les ames tumbans de là ſe reculent des lieux hauts pour venir prendre place és corps. Tandis qu’elles ſont au ſigne du Cancre, elles n’ont pas encore quitté le haut : mais quand elles paſſent en celuy du Lion, c’eſt lors qu’on commence à prendre vie, & qu’elles coulent és corps. Platon au Dialogue Phædon dit que l’ame chancelant d’vne nouuelle yureſſe entre au corps, & que le bruuage de la matiere qui la circuit, eſt vne rauine qui l’enyure, car tout ainſi que l’oubly accompagne l’yureſſe, auſſi fait la matiere cette rauine. Ainſi donc Lethé eſt vn oubly, pource que les ames preſtes à choir és corps, oublient leur origine diuine, leur ſource & dignité. Et quand elles ſont deuallees és enfers, & ont longuement ſeiourné és champs d’Elyſe, pour reuenir à la plus commune opinion, deuant qu’elles obtiennent paſſeport pour retourner au monde, elles boiuent l’eau de la riuiere de Lethé, pour mettre en oubly toutes choſes paſſees, comme dit Virgile au 6. liure.
Les ames que tu vois voltigeans ſur ces bords,A qui les deſtins ont deſtine autres corps,Vont les flots chaſſe-ſoings en l’eau de Lethé boire,Et les oublis qui longs effacent la memoire.
Eau de Lethé beuë pour deux raiſons.Or cette eau ſe buuoit pour deux raiſons ; tant à fin que les ames oubliaſſent les delices dont elles auoient joüy au ſejour des champs Elyſiens, qu’auſſi pour mettre en oubly les faſcheries & chagrins qu’elles auoient durant leur vie au monde, que ſi la memoire en euſt encore duré, l’on n’euſt trouué perſonne qui euſt voulu reuiure, ou qui ne ſe fuſt tué ſoy-meſme à la premiere commodité. Mais on diſoit que de ces deux conditions les Dieux en commandoient l’vne, & nature empeſche que l’autre ne ſ’execute. Car de tous ceux qui ſont treſpaſſez, qui eſt celuy qui voudroit, quand meſmes il pourroit, reuenir en ce monde plein d’ennuis & de miſeres, r’entrer en tant de troubles & brouïlleries d’eſprit, encourir derechef tant de trauaux, d’incommoditez de ce corps mortel ? ſinon qu’il ſoit és enfers bourrellé de tres-griefs ſupplices ? car tant plus la vie de l’homme eſt longue, & plus d’incommoditez elle ſouffre : Il ne void que morts d’enfans, d’amis, de parens & alliez ; pertes de biens, refus d’honneurs, infamie, maladies, bleſſeures, diſſenſions, noiſes, querelles, procez : toutes leſquelles choſes croiſſent au prix que nous viuons. Deux choſes neceſſaire à l’ame.Deux choſes donc eſtoient neceſſaires ; l’vne que les ames fuſſent purifiees deuant que d’entrer és champs d’Elyſe ; l’autre, qu’apres vn bien long temps, ayans beu de l’eau Letheenne elles miſſent en oubly toutes choſes paſſees. C’eſt pourquoy Virgile au liure ſuſdict en diſcourt ainſi :
Puis nous ſommes delà dedans l’ouuerte plaineD’Elyſe renuoyez, & le nombre eſt chetifDe nous qui habitons ce lieu recreatif :Tant qu’ayant le long temps parfait ſon rond eſpace,Des vices amaſſez la tache immonde efface,Et laiſſe net le ſens né du Ciel etheré,Et du ſimple air le feu finement eſpuré.Quand ils ont par mille ans roulé la courſe ronde,A grands troupes pour boire en la Letheenne onde,Dieu les appelle tous, afin de reuenirLes hautes vouſtes voir, perdans le ſouuenirEt vouloir derechef és corps demeure élire.
Car comme ie diſois n’agueres, qui euſt en le courage de retourner en cette vie pleine de miſeres, ſ’il n’euſt premierement perdu la ſouuenance de celles qu’il y pouuoit auoir enduré, & ne ſe fuſt veu contraint d’obeyr à la volonté des Dieux, & à la neceſſité ? Il n’y a condition d’homme ſi heureuſe qui ne ſente beaucoup plus d’incommoditez que de bien en ce monde, jaçoit qu’Euripide és Supplians, inſiſte au contraire, toutefois par des raiſons bien froides, & de peu de valeur. Car autrement (dit-il) perſonne ne voudroit contempler la lumiere du Soleil.
Refutation de l’auis d’Euripide.Cette raiſon me ſemble bien maigre, voire abſurde ; pource qu’il n’en prend pas des calamitez, faſcheries & incommoditez de cette vie, comme du froid & du chaud ; dont la iuſte proportion eſt neceſſaire pour la conſeruation des corps viuans. Car cõbien que les pertes d’enfans, ou d’amis, ou de biens, ou d’honneurs, & autres choſes ſemblables nous troublent l’eſprit, toutefois elles ne ſont pas ſuffiſantes pour nous faire neceſſairement mourir : ſinon qu’Euripide vueille dire que ce ne ſont pas maux, ou que telles choſes arriuent peu ſouuent. Car la plus grand part des hommes endurent plus d’aduerſitez en leur vie qu’ils ne font de proſperitez : Intention des Anciens és contes de l’eau de Lethé.& n’eſt pas vray-ſemblable qu’aucunes ames euſſent voulu r’entrer en nouueaux corps pour courir ſemblable riſque, ſinon pleines & enyurees de l’eau de Lethé. Telles choſes doncques ont eſté controuuees & inuentees en partie pour faire accroire au peuple que les Anciens ſelon leurs merites reuenoient prendre nouuelle demeure és corps ; & en partie pour declarer quelle eſt la condition de l’homme mourant, afin que par ce moyen on fuſt incité à viure plus ſaintement, & ſelon Dieu, attendu que le ſens & la vigueur de l’eſprit, apres auoir exacement eſpluché ſes actions & comportemens paſſez, vient peu à peu à manquer, & toutes les functions du corps ceſſent, & en fin l’on treſpaſſe.