De Siſyphe.
CHAPITRE XVIII.
Genealogie de Siſyphe incertaine.ON ne ſçait bonnement de qui fut fils Siſyphe : toutefois on eſtime qu’il ſoit ſorty d’Æole, parce qu’Homere, Horace & Ouide l’appellent Æolide, non pour auoir eſté fils d’Æole, mais ſeulement extrait de ſa race, ioint qu’il eſtoit frere de Salmonee le ſuperbe, qui pour regner ſeul print reſolution de faire mourir ledit Siſyphe. Mais cettuy-cy s’eſtant informé de l’Oracle d’Apollon par quelle maniere il pourroit contrequarrer ce deſſein & luy-meſme perdre la vie, eut reſponſe que s’il pouuoit auoir des enfans de ſa niepce Tyrrho, eux ſe vengeroient des torts à luy faits par ſon frere. Suiuant cet auis il la viola. Liure 4. chap. 7. Liure 8. chap. 5.Toutefois elle auertie de ce que deſſus, fit mourir les gemeaux que d’vne portee elle enfanta de ſon oncle Siſyphe, toſt aprés leur natiuité. Ouide au 1. des Faſtes dit qu’il eſpouſa Merope, l’vne des Pleiades, filles d’Atlas, comme nous l’auons cotté ailleurs : de laquelle il eut Glauque, autrement dict Taraxippe, qui fut en l’Isthme deſmembré par ſes Iumens ; & Creon depuis Roy de Corinthe, de qui Iaſon eſpouſa la fille en ſecondes nopces, comme il a eſté dict en Medee & en Iaſon. Il eut auſſi de quelques autres femmes Therſandre, Ornytion, Alme, Metabe, Hoſme, Porphyrion, & pluſieurs autres : & regna en Ephyre, qui depuis fut appellee Corinthe, ainſi le teſmoigne Homere au 6. de l’Iliade :
Ephyre eſt prés d’Argos en beſte cheualine
Foiſonnant, où Siſyph’preux et ſage domine.
Il a eſté tenu pour le plus fin & le plus ſubtil homme de ſon temps ; ioint qu’il contrequarra fort bien l’aſtuce & tromperie d’Autolyque, le plus habile larron qui ſe peuſt trouuer pout lors, faiſant meſtier & couſtume de deceuoir les hommes, non ſeulement par iurons & ſermens, mais auſſi par preſtiges & enchantemens ; de ſorte qu’il leur faiſoit prendre vne choſe pour autre. Car il auint vn iour qu’Autolyque ayãt emblé les troupeaux de Siſyphe, qui pour lors regnoit à Corinthe, il les chãgea & luy en voulut rendre d’autres ; mais il ne ſceut, car Siſyphe auoit imprimé ſous la ſole du pied de chaſque beſte vn chiffre contenant les lettres de ſon nom. Ce qu’Autolyque apperceuant, contracta amitié auec Siſyphe, & luy donna en mariage ſa fille Anticlee, deſquels naſquit vne fille de meſme nom, que Laërte, pere d’Vlyſſe eſpouſa depuis. Voyez le 17. chap. du 8. liur.Or la Fable dit que Iupiter enleua vne fois Ægine, fille de la riuiere Aſope, & l’emporta en vn lieu nommé Phlius pour en iouyr à ſon aiſe, & comme Aſope la cherchoit, Siſyphe non ſeulement la luy decela, mais auſſi luy donna auis que Iupiter auoit habité auec elle. Supplice de Siſyphe, & la cauſe d’iceluy.Aſope pour ſçauoir la verité du faict, accourut vers elle, ce que Iupiter ayant deſcouuert, la tranſmua en vne iſle de meſme nom, & impoſa pour ſupplice à Siſyphe, de porter ou rouler inceſſamment vne lourde & peſante pierre iuſques au haut d’vne montagne aux Enfers, laquelle eſtant au faiſte, roule quand & quant d’elle-meſme iuſques au pied de cette meſme montagne, ſans qu’il la puiſſe aucunement retenir, par ce moyen il a touſionrs de la beſongne taillee, comme dit Pauſanias en l’Eſtat de Corinthe, & Homere le deſcrit elegamment en l’vnzieſme de l’Odyſſee.
Là Siſyphe ie vis en douleur inhumaine,
Vne pierre à deux mains portant à groſſe halaine.
Car de pieds & de poings il s’appuyoit, croulant,
Et montoit ſur le mont, vn gros rocher roulant.
Mais comme il eſtimoit le poſer ſur la cime,
La peſanteur du faix le verſoit en abyſme
Iuſques au pied du mont, bouleuerſant en bas
Bien auant en campagne, & quoy qu’il fuſt bien las,
Il falloit neantmoins qu’il redoublaſt ſa peine,
Le remontant en-haut du profond de la plaine,
Combien que de ſueur tout ſon corps il lauaſt,
Et qu’vne chaude humeur ſes membres abbruuaſt.
Et Ouide au 4. des Metamorphoſes deſcriuant les tourmens de pluſieurs aux Enfers :
Et Siſyphus pour ſes crimes infaits,
Deſſus vn mont porte le pesant faix
Inceſſamment d’vne fort groſſe pierre,
La fait rouler, & touſiours la va querre.
Siſyphe mourut, & fut enterré en l’Iſthme vers Corinthe, ſelon le teſmoignage de Pauſanias en l’Eſtat de Corinthe. Les autres diſent que comme Siſyphe couroit hoſtilement la prouince d’Athenes, & la rauageoit, y faiſant beaucoup de brigandages, Theſee le combatit, & le tua, en quoy il ſemble qu’on vueille diſtinguer entre Siſyphe, iſſu de la race d’Æole, & celuy qui fut Roy de Corinthe. Quoy qu’il en ſoit, ceux qui en eſcriuent s’accordent ; diſans que c’eſt l’Æolide qui fut és Enfers puny du ſupplice ſuſdit. Autres raiſons de ſa punition.Toutefois quelques-vns alleguent autres & plus probables raiſons de la punition de Siſyphe. Les vns diſent que par l’arreſt des Dieux ce ſupplice luy fut aſſigné, pource qu’eſtant leur Secretaire, il deceloit leurs ſecrets. Les autres diſent qu’il auoit accouſtumé de tourmenter par vne infinité d’extorſions, ceux qui ſous ombre de bonne foy logeoient chez luy, & autres qui tomboient entre ſes mains : & que pour cette cauſe il fut à bon droict aux Enfers, condamné à tel ſupplice. Les autres maintiennent que ce fut pour auoir deſloyaument trompé les Demons ſouſterrains, diſans qu’apres ſa mort il deſcendit aux Enfers, & fit là bas vn tour de ſon mestier à Pluton. Car comme il eſtoit aux extremitez de la vie il commanda à ſa femme de ietter ſon corps emmy la place ſans ſepulture ; ce qu’elle ayant faict, il demanda permiſſion à Pluton d’aller chaſtier ſa femme, qui tenoit ſi peu de conte de luy, promettant de retourner en bref, mais luy eſtant ſa requeſte accordee ſous cette condition, comme il eut derechef gouſté l’air de ce monde, il ne voulut plus retourner en l’autre : iuſqu’à tant que Mercure l’empoignant au collet l’y ramena, mettant en execution ledit arreſt des Dieux, donné contre luy. Ainſi le recite Demetrie ſur les Olympies de Pindare. D’autres encore veulent que ce ſoit pour auoir pris à force ſa niepce Tyrrho.
¶Mythologie morale.Voila preſque tout ce que les Anciens ont eſcrit touchant Siſyphe. Or nous auons deſia cy-deſſus expoſé, que rien n’approche plus de la nature diuine, que la beneficence, liberalité, benignité ; & que rien ne luy eſt tant contraire que la cruauté, ingratitude & auarice : veu que Dieu qui ayme les gens de bien au moyen de leur largeſſe, ne peut faire grace aux cruels & auares. Or eſtant certain que Dieu void de bon œil les perſonnes charittables, combien penſons-nous qu’il haiſſe ceux qui font outrage, meſme à ceux qui leur ont faict plaiſir ou ſeruice ? Car Siſyphe ayant eu cet honneur que d’auoir vn eſtat de Secretaire aux conſeil des Dieux, puis qu’il fauſſa le ſerment qu’il leur auoit iuré, c’eſt à bon droict qu’il ſouffre tant de tourmens aux Enfers. Que s’il s’eſt monſtré cruel à l’endroit de ſes hoſtes, c’eſt iuſtement qu’il eſprouue en ſa personne les ſupplices que merite la cruauté : parce que Dieu venge en fin toute eſpece de forfaict. Si d’autre part il a prononcé quelque blaſpheme cõtre l’honneur des Dieux, s’il a diuulgué leurs ſecrets, & derogé à leur ſeruice, on ne penſe pas qu’il endure choſe que la grauité de ſon meffaict ne merite fort bien. Ainſi doncques pour deſtourner les hommes d’auarice & de cruauté, les exhorter à liberalité, humanité, & reconnoiſſance des bienfaits receus ; & les eſchauffer au ſeruice des Dieux, à garder foy & loyauté aux Magiſtrats & aux Roys qui nous ont faict de l’honneur, les anciens ont controuué cette Fable. Explication de la pierre de Siſyphe.Toutefois Lucrece au 3. liure dict qu’elle conuient bien à ceux qui auec beaucoup de brigues & d’vne grande ardeur de courage pourchaſſent enuers le peuple des grades & des honneurs qu’ils ne peuuent iamais obtenir, ou pour en eſtre trouuez indignes & incapables, ou pource qu’il y a quelque malencontre en eux qui les en recule : & que ſe pener beaucoup pour choſe de neant, qu’ils ne peuuent attraper, c’eſt proprement porter au faiſte d’vne montagne vne pierre qui d’elle-meſme vient auſſi-toſt à rouler en bas en la campagne. Or ils ont eſté ſi grands maiſtres en matiere de Fables, qu’ils n’ont pas voulu ne comprendre en icelles qu’vne ſeule choſe ; mais les ont accommodees à pluſieurs ſens, afin qu’on en peuſt tirer d’autant plus de proffit. Intentiõ des anciẽs en la fiction de cette Fable.Ils reuoquoient donc par cette Fable les hommes d’ambition, la plus dangereuſe choſe qui ſoit au monde ; car il n’eſt pas queſtion de s’aller pendre quand on ſe void rebuté de ſon pourchas, encore qu’on ſoit peut-eſtre plus habille homme que ceux qui l’emportent : mais faire eſtat que le peuple bien-ſouuent mal-auiſé ou les Iuges inconſiderez font beaucoup de choſes fort mal à propos ; comme ainſi ſoit qu’il y a par tout grand nombre de gens peu ſages. Que ſi celuy à qui l’on faict refus de ſa demande, ſe ſent coulpable de quelque crime ; alors il doit entrer en conte auec ſoy-meſme, examiner toute ſa vie paſſee, & corriger les defauts qu’il y trouuera ſans ſe flatter, ſe diſpoſer à ſainteté & rondeur de conſcience, & ſe rendre digne de commander aux autres : ioinct que iamais vn Eſtat ou gouuernement ne ſe porte bien, ny n’eſt de longue duree où les meſchans commandent aux bons, les fols aux ſages, les ignorans aux gens d’eſprit, & qui ſçauent manier les affaires d’eſtat. Autre explication de ladite pierre.Derechef d’autres prennent cette pierre de Siſyphe pour l’eſtude & application des hommes ; ce coutau ou montagne, pour le cours vniuerſel de cette vie : le ſommet où Siſyphe taſchoit de monter ſa pierre, pour le but auquel l’eſprit viſe, à ſçauoir, ſon repos & tranquillité : les enfers, pour les hommes ; Siſyphe pour l’ame. Car puis que l’ame, ſelon la doctrine des Pythagoriciens ; eſt diuinement infuſe & tranſmise és corps humains, elle ayant eſté faicte participante des ſecrets diuins, ſe met en tous les deuoirs à elle poſſibles de paruenir à vne felicité & repos de vie, que les vns eſtabliſſent à entaſſer force biens & commoditez, les autres à poſſeder de beaux Eſtats & grandes dignitez ; qui à acquerir vne glorieuſe reputation en faict d’armes qui en la connoiſſance des arts & des ſciences, qui en la beauté & belle taille de corps, qui en la ſanté, ou nobleſſe de race, ou ſemblables choſes : leſquels ayans acquis ce qu’ils ont tant deſiré, s’enfondrent derechef en vn autre ſouhait ; & celuy qui auparauant trauailloit pour amaſſer des moyens, eſt tantoſt en peine pour acquerir des honneurs & des dignitez, tãtoſt pour recouurer ſa ſanté ; & par ce moyen rechet touſiours en quelque nouuelle perturbation, & ne peut iamais atteindre le but d’vne parfaite tranquillité. Ainſi doncques ce n’eſt pas ineptement qu’on a dit que Siſyphe plongé aux Enfers par Iupin, rouloit pour neant & ſans intermiſſion vne pierre iuſques au ſommet d’vne montagne, puis que quand il penſoit eſtre paruenu au faiſte, il trouuoit touſiours nouuelle beſongne, ſa pierre recheant derechef au pied de la montagne. Mythologie hiſtorique.Quelques-vns accommodans cecy à l’hiſtoire, diſent que Siſyphe fut ſecretaire de Teucer, frere d’Aiax, & qu’il auoit eſcrit la guerre de Troye deuant Homere, qui de ſes œuures prit & peſcha ſon ſujet : mais que pour auoir deſcouuert aux Troyens quelque ſecret d’importance, il fut tres-rigoureuſement chaſtié.