D’Arion.
CHAPITRE XV.
Genealogie d’Arion, incertaine.L’ON n’eſt pas bien aſſeuré de quel lignage fut Arion, natif de la ville de Methimne en l’iſle de Lesbos. Ie croy que ſes parens furent d’aſſez baſſe qualité, veu que ie ne ſçay quel hazard, & l’adreſſe de bien ioüier de la harpe l’ont rendu illuſtre. Toutefois les vns le font fils de Neptun & de la Nymphe Oenæe : les autres d’Autoloé, les autres de la Terre. Il a eu la vogue du temps que Periander regnoit à Corinthe. Herodote dit en ſa Clio qu’il ſuiuit long temps la Cour du Roy Periander ; puis il luy prit enuie de paſſer en Italie, & en Sicile, là où ayant gagné vne groſſe ſomme d’argent par l’excellence de ſon art, il voulut retourner à Corinthe. Or eſtant à Ottrante il ne ſe voulut tant fier à aucuns mariniers qu’à ceux de Corinthe. Il fit donc marché auec eux, tant pour ſa perſonne que pour ſes hardes. Mais comme il fut bien auant en mer, ſçachant qu’ils complotoient de le faire mourir afin de ſe ſaiſir & partager entre-eux ſon argent, il les ſupplia de luy permettre de chanter pour le moins vn cantique funebre comme font les cygnes approchans de leur mort, & verſa ſon argent deuant eux, pour voir ſi par ce moyen il pourroit appaiſer leur mauuais courage. Dequoy n’eſtans pas contens ils luy propoſerent de deux choſes l’vne, ou de ſe tuer ſoy-meſme, afin d’eſtre enſeuely quand ils auroient pris terre, ou bien de ſe precipiter promptement dedans la mer. Luy voyant que le cantique qu’il chantoit pour la proſperité de leur voyage & de leur carraque ne les pouuoit induire à miſericorde, ſe jetta dedans la mer auec ſon equipage. Là deſſus ces mariniers pourſuiuans leur routte arriuerent à Corinthe. Mais il ne fut pas ſi toſt en l’eau qu’il trouua vne flotte de Dauphins luy preſentans leur ſeruice ; & entre-autres l’vn d’iceux luy tendit le dos afin qu’il montaſt deſſus, lequel le porta iuſques au cap de Tænar és marches de Lacedæ- mone, & le rendit là ſain & ſauf ; excepté que pour la viſteſſe dont ſon voiturier auoit fendu les eaux, il ſe ſentoit fort las & haraſſé : & tandis qu’il fut en chemin il ne ceſſa de reſioüir ſon eſcorte au chant de ſa harpe, payant en telle monnoye la courtoiſie qu’il en receuoit. Plutarque recite cette hiſtoire au banquet des ſept Sages, & Ouide au 2. des Faſtes comme il s’enſuit :
Quelle mer, quel pays, qu’elle coſte ou prouince
D’Arion n’a le los entonné ? Par la pince
De ſa harpe tout court il arreſtoit les eaux,
Et bien-ſouuent le loup pourſuiuant les agneaux
S’eſt planté pour oüir ſa voix doux-reſonante :
Bien ſouuent les agneaux d’vne crainte bellante
Deuant le loup fuyans ont affermi le pied :
Et bien ſouuent les chiens & lieures viſtes-pied
L’on a veu ſe former deſſous vn meſme ombrage :
Et le lion ioüer auec le cerf volage ;
La corneille iaſarde, & loiſeau de Pallas.
L’eſperuier & pigeon folaſtre ſans debas.
Brave Arion, on dit que ſouuent la Cynthie
N’a pas moins admiré ta douce melodie,
Qu’elle admire eſcoutant les fraternels accords.
Le nom Arionin retentiſſoit és bords
De la coſte & des bourgs de la gent Sicilide,
Et ſa harpe eſclatoit en la plaine Auſonide,
Quand pour s’en retourner ſur vn nauire il part
Portant ce qu’il auoit acqueſté par ſon art.
Peut-eſtre que des vents tu redoutois l’halaine,
Et l’orage grondant, malheureux ! mais la plaine
Mieux t’euſt valu choiſir que ce vaiſſeau poltron.
Car le glaiue en la main deuant luy le patron
Se preſente aßiſté de ſa brigade armee
Complice du forfaict. Luy d’vne ame paſmee
Et panthois leur reſpond : Las ! s’il me faut mourir,
Que ſur ma harpe au moins ie puiſſe parcourir
Vne ſeule chanſon. Ce qu’ils ſouffrent à l’heure,
Et ſe mocquent gauſſeurs de ſa longue demeure.
Lors il cerne ſon chef d’vne treſſe & chappeau
Qui pourroit honnorer, Apollo, ton crin beau.
Il veſt ſur le loiſir que ce delay luy donne,
Vn paletoc pourprin, & de ſes doigts fredonne
Sur ſa Lyre vn bel air, ſemblable à cet accord
Flebile degoiſé par l’oiſeau chante-mort
Quand il ſe ſent outré d’vne dure ſagette.
Auec cet equippage en la mer il ſe iette,
Et du plongeon qu’il fait s’eſlançant à l’enuers,
L’onde eſcarte bien loing le nauire bleu-pers.
Alors on dit (quelqu’vn ne le croira peut-eſtre)
Qu’vn Dauphin, recourbant le dos, ſe veint ſouſmettre
Sous le faix. Il s’y ſied ſon chant paye le port,
Et calme de la mer les vagues iuſqu’au port.
Arion doncques ayant gaigné Tænare deuant que ſes mariniers y arriuaſſent, s’en alla à Corinthe, habillé comme deſſus ; où il conta tout le faict au Roy Periander. Ce que ne voulant croire de leger, il fit retirer Arion, & cependant donna ordre que les mariniers ne peuſſent eſchapper dés qu’ils auroient mouïllé l’anchre : leſquels abordez il fit venir par deuers ſa majeſté, & leur demanda nouuelle d’Arion. Ils luy reſpondirent qu’il ſe portoit fort bien, qu’il eſtoit en Italie, & qu’ils l’auoient laiſſé ſain & ſauf à Ottrante, où il faiſoit bonne chere. A l’inſtant meſme il fit venir Arion en tel equipage qu’il s’eſtoit à leur inſtance & contrainte eſlancé dans la mer. Alors furent ils bien peſneux & confus, ne pouuans nier le faict : & pourtant furent tous executez à mort & crucifiez ſur la greue meſme où le Dauphin deſchargea Arion. Hygin au 194. ch. adiouſte que de la roideur dont le Dauphin voguoit, il s’eſchoüa quand & Arion en terre. Mais pour extreme ioye qu’il ſentoit de ſe voir en ſauueté, il oublia de repouſſer en la mer ſa monture, qui ne pouuant regaigner l’eau, mourut ſur le riuage. Periander luy fit depuis faire vn fort honorable tumbeau au meſme endroit, en contemplation de cette affection charitable qu’il exerça enuers ce Chantre & Muſicien ; & pour en eterniſer la memoire, les Dieux le placerent entre les eſtoilles. Les autres veulent dire que ce fut pour auoir remis Amphitrite en bon meſnage auec Neptun. Mais Hermippe veut que ç’ait eſté pour auoir en faueur d’Apollon ſeruy de guide aux Candiots iuſques à Delphes. Or il faut croire qu’Arion fut le premier homme de ſon temps à ioüer de la harpe, & fort excellent Poëte, ayant eſcript des Cantiques iuſques au nombre de deux mille vers, voire ſi accomply en ſon art, qu’il n’a cedé à perſonne, non-pas meſme à Philoxene Cytherien tant renommé en cette ſcience. Au reſte Lucian és Dialogues des Dieux marins, dit qu’il gagna ceſt argent à Corinthe, & que cela luy aduint comme il s’en retournoit à Corinthe.
Voilà ce que les Anciens eſcripuent touchant Arion, que perſonne ne doubte eſtre fabuleux. Car quant à ce que les Anciens diſent des Dauphins, qu’ils ayent ſauué quelques perſonnes, ie croy que ce ſont reſueries, veu qu’ils n’ont point changé de naturel depuis ce temps-là, & toutefois on ne verifie point qu’aucun ait iuſques à preſent eſté ſauué par leur moyen : ſi eſt-ce que le nombre de ceux qui ſont peris en la mer eſt preſque infiny. Il y a doncques apparence de dire qu’ayant eſté contraint de ſe precipiter en la mer, il nagea quelque temps ſouſleué en partie par ſes habits, puis qu’il rencontra quelques mariniers de Tænar qui le monterent en leur galiote, laquelle auoit de coſté & d’autre des Dauphins peints en la prouë, (& peut-eſtre que le vaiſſeau ſe nommoit Dauphin) & le porterent iuſques à Tænar. C’eſt ce qu’en eſcrit Antimenides au 1. liure des hiſtoires. Cependant Pline diſcourant de la nature des Dauphins nous apprend vne hiſtoire qu’il ſouſtient auoir esté tenuë pour veritable, diſant que du temps de l’Empereur Auguſte vn Dauphin qui eſtoit entré en la mer morte de Puzzoli, prés de Baja au Royaume de Naples, fut amoureux d’vn ieune garçon d’vn pauure homme, qui allant à l’eſcole de Baja à Puzzoli auoit accouſtumé tous les iours ſur le midy, de reclamer ce Dauphin, l’appellant Simon, qui vaut autant à dire que Camus, & luy donnoit du pain & de ce qu’il auoit. A toutes heures du iour que ce garçon appelloit Simon, quelque part que le Dauphin fuſt, il voloit vers cet enfant, & ayant prins quelque choſe que l’enfant luy donnoit, il preſentoit le dos à fin que l’enfant montaſt deſſus : & de peur de le bleſſer, retiroit les pointes de ſes ailes, & les rengainoit ; & ainſi portoit tous les iours cet enfant à l’eſcole, & le venoit requerir pour le rendre à Baja d’où il eſtoit. Si cela peut eſtre vray, chacun a ſon liberal arbitre pour en iuger. Quoy qu’il en ſoit nous ne voyons point que choſe ſemblable (comme il a eſté dit) ſoit aduenuë depuis pluſieurs centaines d’annees en ça. Lucian au Dialogue de Neptun auec les Dauphins s’esbat fort plaiſamment en cette matiere, diſant que les Dauphins retiennent encor cette affection au ſeruice des hommes, en memoire de ce que d’hommes, ils furent iadis par Bacchus faicts poiſſons. Plutarque au traicté, Quels animaux participent plus de raiſon, les terreſtres, ou les aquatiques : & Pline au 8. liure chap. 9 diſcourent amplement de ceſte grande amitié & bien-veillance que par vn inſtinct naturel les Dauphins portent aux hommes. Ce qui a quelquefois faict tenir aux anciens le Dauphin pour ſainct & ſacré, s’abſtenans du tout & de le prendre & de le manger, à cauſe de ceſte priuee accointance & familiarité qu’ils le diſoient auoir auec l’homme ; telle que pluſieurs ſe liſent auoir eſté par eux ſauuez, & rencontrez morts en la mer, rapportez à bord, comme pour leur requerir ſepulture. Ainſi firent-ils au corps d’Heſiode maſſacré dans le temple de Neptun en Nemee, & à celuy de Melicerte que Siſyphe trouua en l’Iſthme. Ainſi ſauuerent-ils vne fille Lesbienne auec ſon amoureux, tous deux tombez dans la mer : Phalante Lacedæmonien qui auoit faict naufrage au golfe de Criſſee ; Telemache fils d’Vlyſſe eſtant encore ieune garcon, qui folaſtrant ſur vne chauſſee tumba dans la mer : cauſe que le pere porta depuis pour armoiries vn Daulphin dedans ſon eſcu, en ſon eſpee & en ſon cachet, ſuiuant ce qu’en dit le Poëte Steſichore.
¶Or pour eſplucher le dire des anciens, ils out voulu donner à entendre par ceſte fable, que Dieu eſt vangeur de toutes meſchancetez : comme ainſi ſoit que les animaux meſmes deſpourueus de raiſon & de parole accuſent bien ſouuent par la permiſſion diuine les forfaits des meſchans, & ſecourent les innocens : & que tout plaiſir & bon office faict en la perſonne d’vn homme de bien, eſt treſ-agreable à Dieu. Cela ſuffiſe pour Arion : paſſons à Amphion.