De Deucalion.
CHAPITRE XIX.
IL n’y a celuy qui n’ait connoiſſance du deluge qui a vne fois noyé tout le monde en general, excepté Noé & ſa famille, ſelon que Moyſe, ce grand ſeruiteur de Dieu, le décrit ſuiuant la pure verité au liure de Geneſe : mais Sathan a touſiours eſté ſi cauteleux, qu’il n’a laiſſé aux Payens qu’vne ombre, encore fort confuſe, de ce qui eſtoit contenu en la ſaincte Eſcriture. Et ceux qui en ont eſcrit de leurs temps, n’en ſçauoient que ce qu’ils pouuoient auoir appris de ceux qui auoient frequenté les Ægyptiens, quelques-vns deſquels pour la conuerſation qu’ils auoient euë auec les enfans d’Iſraël, ſçauoient bien ce qui en eſtoit : mais en le communiquant, ou à leur poſterité, ou aux nations eſtrangeres, notamment aux Grecs, qui curieux de leur ancienne Theologie, ſe tranſportoient en leurs eſcholes, ils l’ont ſi eſtrangement deſguiſee, pour l’accommoder à leur ſuperſtitions & fauſſes traditiues, qu’à lire ce qu’ils eſcriuent, principalement de ce deluge, on n’y remarque que bien peu de ce qu’il nous faut tenir pour doctrine indubitable. Deluge ſous Deucalion.Or pource que noſtre deſſein eſt de faire vne generale explication des Fables anciennes, nous expoſerons par meſme moyen ce que les Anciens ont enſeigné du deluge qu’ils diſent eſtre auenu ſous Deucalion, auquel ils attribuent & approprient la reparation de tout le genre humain, tout ainſi qu’ils font Promethee pere de Deucalion, createur du premier homme du monde. Voicy donc ce qu’ils nous en apprennent. Deucalion fut fils de Promethee : quant à ſa mere, Herodote dit que ce fut Clymene ; Heſiode la nomme Pandore. Les autres le font fils de Minos & de Paſiphaé ; les autres d’Aſterie & de Crete. Car voicy les fils de Minos, Caſtree, Deucalion, Glauque, Androgee : les filles, Hecale, Xenodice, Ariadne, Phædre : mais c’eſt pource qu’il y a eu pluſieurs Deucalions, comme il appert par le teſmoignage des Anciens : l’vn fut fils de Promethee & de Clymene ; l’autre de Minos & de Paſiphaé, ſelon Pherecyde ; l’autre, de Abas & d’Aſopie, comme dit Ariſtippe au premier liure de l’hiſtoire Arcadique ; l’autre de Haliphrõ & de la Nymphe Iophoſſe, duquel Hellanique fait mention : l’autre, d’Aſterie & de Crete fille d’Halymon, laquelle donna nom à l’iſle de Crete, aujourd’huy Candie, ſuiuant le teſmoignage d’Apollodore de Cyzique : & l’autre, fils de Promethee & de Pandore, auquel on rapporte toutes les actions des autres. Cettuy-cy demeuroit à Cydne ville de la Locride, ſelon l’opinion de Strabon au 9. liure, où il y auoit vne belle plaine tres-fertile, ſuiuant le dire d’Apolloine au troiſieſme liure, enuironnee de hautes montagnes, de plaiſantes prairies, & arrouſee de claires fontaines & ruiſſeaux : là où dit-il que Promethee engẽdra Deucalion. Toutesfois Lucian au Dialogue de la Deeſſe Syrienne dit que Deucalion eſtoit Scythe de nation, ſoubs lequel auint le deluge. D’autre-part Pauſanias és Attiques rapporte qu’il y auoit à Athenes vn Temple fort ancien, que Deucalion auoit baſty, & que le meſme Deucalion demeuroit à Athenes : que meſme ſon ſepulchre eſtoit là aupres de ce Temple. On tient pour certain qu’il a regné en Theſſalie, & meſmes Herodote en ſa Clio le qualifie du tiltre de Roy. Sa femme & enfans.Il eſpouſa ſa couſine germaine Pyrrha, fille d’Epimethee ſon oncle, & du nom d’icelle la Theſſalie fut premieremẽt nommee Pyrrhee. D’elle il engendra Hellen, du nom duquel la Grece fut dicte Hellenie : plus Protogenie, Amphictyon, & Melantho, qu’aucuns appellent Melanthie, laquelle eut de Neptun vn fils nommé Delphe, qui donna nom à l’iſle de Delphes, teſmoing Euphorion. Plus il eut Hæmon (les autres en font vne fille Hæmoné) qui donna ſon nom à la prouince d’Hæmonie, dicte depuis Theſſalie. Andro Teien dict que du temps de Deucalion il y auoit vne grande quantité de meſchans, le monde eſtant deſia fort peuplé, ſans auoir que bien peu d’induſtrie de ſe procurer ce qui leur eſtoit neceſſaire pour leur viure. Or la couſtume des hommes eſt, que quand ils ont de la peine à viure au milieu d’vne infinie multitude de perſonnes, la difficulté des viures les rend plus frauduleux & meſchans. Car la faim ne ſe ſoucie ny de Dieu, ny de Religion, ny de loix, ny de Princes ; & pourtant toutes meſchancetez regnent durant vne famine. De là procede l’ire de Dieu & la rigueur des guerres, comme furent celles qui par l’ordonnance de Iupiter du temps d’Oedipe, Roy de Thebes, & de Priam, Roy de Troye, embraſerent preſque tout l’Vniuers. Pour cette cauſe Iupiter ſuſcita d’enormes peſtilences pour exterminer les plus pernicieuſes nations. Voyla pourquoy l’on dit que les Furies ſont à coſté de Iupiter quand il ſe ſied en ſon throſne, pour executer les commandemens d’iceluy à l’encontre des meſchans & peruers. Car les villes ſont de meſme complexion que les corps des hommes, c’eſt que quand elles ſont remplies de mauuaiſes perſonnes, comme de mauuaiſes humeurs, Dieu leur enuoye quelque calamité publique pour les repurger : comme ainſi ſoit qu’il n’y a rien en ce monde qui puiſſe longuement perſiſter aprés eſtre monté iuſques au plus haut degré, & que plus l’iniquité des meſchans multiplie, plus la vengeance de Dieu les talonne de prés. Or que la multitude des peruers fuſt grande en ce temps-là, Ouide le declare au 1. des Metamorphoſes, parlant de Lycaon transformé en loup, & de ſa maiſon :
Or fut vn ſeul logis pour ce coup deſerté,
Logis non digne d’eſtre ainſi tout ſeul traitté ;
Car de quelque coſté que s’eſtende la terre,
Erynne y va ſemant haine, diſcorde, guerre :
Vous diriez par ſerment qu’ils ſe ſont entr’vnis
Pour tout crime exercer. Sus donc qu’ils ſoient punis
En-ſuiuant leurs meffaits.—
Tel fut l’arreſt de Iupiter prononcé en plein conſeil de tous les Dieux. Seul auec ſa femme ſauué du deluge.Mais Deucalion ſeul entre tous les hommes fut trouué iuſte, & digne d’eſchapper la rigueur du deluge, comme ayant le premier baſty des Temples pour le ſeruice des Dieux, & fondé des villes pour la retraitte des creatures humaines, entre leſquelles il regna auſſi le premier, ſelon le teſmoignage d’Apollonius au 3. liure. Ainſi doncques Deucalion (remarqué pour le plus entier, le plus ſainct & le plus craignant Dieu auec ſa femme Pyrrhe qui fuſt en tout le reſte du monde, ſelon la loüange que luy donne Ouide, le qualifiant ;
Meilleur, plus iuſte & ſainct qu’aucune ame viuante,
Et Pyrrhe plus des Dieux, que toute autre ſeruante :
)
S’enferma ſuiuant le cõſeil que ſon pere Promethee luy auoit donné, dedans vn eſquif (quelques-vns diſent vne arche, les nauires n’eſtans encore en vſage) faiſant prouiſion des viures neceſſaires, tant pour luy que pour ſa femme : & par le moyen de cette arche (qu’Andro Teien appelle larnax) ils ſe ſauuerent ſur la montagne de Parnaſſe, en la Phocide, qui auparauant ſe nommoit Larnaſſe, du nom de l’eſquif ſuſdit. Fabuleuſe connoiſſance du deluge vniuerſel par les Anciens, entremeſlee de quelque verité.Or aprés que la terre eut eſté par l’eſpace de pluſieurs iours couuerte des eaux du deluge, pour eſprouuer ſi elles ne commençoient point à s’abbaiſer, Plutarque au liur. de l’induſtrie des animaux dit que Deucalion mit hors vne Colombe qu’il auoit, laquelle ne trouuant aucune place pour ſe repoſer le reuint trouuer : ce qu’il fit pluſieurs fois, iuſques à ce qu’en fin ne retournant plus, il connut qu’elle auoit trouué lieu pour s’aſſeoir, que la terre commençoit à ſe ſeicher en quelque part, & qu’il n’en eſtoit pas fort loing : & pourtant ayant deſcouuert la terre, il y conduiſit ſa naſcelle, & prenant terre auec ſa femme ils ſe tranſporterent vers l’oracle de Themis, qui pour lors prediſoit les choſes à venir. Il s’enquit d’elle par quel moyen il pourroit, ſi la volonté des Dieux le permettoit, reparer le genre humain : ce que quelques-vns diſent eſtre aduenu prés de la riuiere de Cephiſe, qui de la Bœoce paſſe és marches d’Athenes : la Propheteſſe leur reſpondit, que ſe voilans leurs teſtes ils iettaſſent derriere eux les os de leur grand-mere. Aprés auoir bien examiné cette reſponſe, qui partie leur ſembloit bien difficile, tout eſtant couuert de bourbe ; partie auſſi pleine d’impieté, s’il leur falloit aller cercher & deterrer les os de leur mere, ne ſçachans où ils pouuoient repoſer : en fin Deucalion s’auiſa que la terre eſtoit la mere & nourrice commune de tout le monde, & que les pierres ſe pouuoient à bons tiltres nommer os d’icelle à cauſe de leur dureté. Voicy comme Ouide deſcrit Deucalion & Pyrrhe inuoquans l’Oracle de Themis :
Si les Dieux ſouuerains en aucune maniere
S’amolliſſent le cœur à force de priere ;
Et s’ils peuuent flechir leur courroux : Di Themis,
Le moyen par lequel reſtaurez & remis
Les dommages ſeront de l’vne & l’autre eſpece,
Et regarder en pitié, tres-douce Propheteſſe,
Ce pauure eſtat noyé. Elle eſcouta leurs vœux,
Et leur donna tel ſort : Partez d’icy tous deux
Hors mon temple, & voilez vos chefs & cheuelures
Deſceignez vos habits, & laſchez vos ceintures,
Puis de voſtre grand-mere allez iettans les os,
Sans plus vous informer, derriere voſtre dos.
Ce propos les eſtonne, & les conduits leur bouche
De la parole humaine : & Pyrrhe ouurant la bouche
Refuſe d’obeir à ce commandement,
Et demande pardon en crainte & tremblement.
Car deterrant les os & les iettant arriere,
Elle craint offenſer les ombres de ſa mere.
Mais Deucalion mieux auiſé interpreta l’Oracle comme il s’enſuit :
La grand-mere eſt la terre ; et ſans doubte les os
Que la Deeſſe dit, ſont les cailloux enclosDedans ſon ventre creux, et croy qu’elle requiere
Que par ſus noſtre dos nous les iettions arriere.
Ainſi doncques ils ſe prindrent à ietter des pierres, qui poſans leur dureté naturelle ſe transformerent en hommes d’vn & d’autre ſexe, c’eſt à ſçauoir, celles que Deucalion ietta, en maſles : celles de Pyrrhe en femmes. Voila le fabuleux reſtabliſſement du genre humain aprés le deluge, ſelon que les Payens l’ont connuë. Au demeurant Arrian au 2. liure de l’hiſtoire de Bithynie dit que Deucalion ſe ſauua durant le deluge en vne haute tour qui eſtoit à Argos, & que les eaux eſtans abaiſſees il dreſſa vn Autel à Iupiter Sauueur, en vn lieu qui fut depuis nommé Nemee, à cauſe du paſturage & du beſtial qui paiſſoit là en grande quantité. Quant aux eaux du deluge, il y auoit vne ouuerture de terre, large ſeulement d’vn pied & demy, auprés du Temple de Iupiter Olympien en la baſſe ville d’Athenes, par lequel ils ſe faiſoient acroire qu’elles s’eſtoient eſcoulees ; comme en effect ils auoient accouſtumé d’y ietter tous les ans vn gaſteau faict de farine de froment, paiſtrie auec du miel. Thraſybule en ſon hiſtoire dit que Deucalion aprés le deluge recueillit ceux qui ſe peurent ſauuer, & auec eux s’alla habituer à Dodone, qu’il nomma ainſi du nom d’vne Nymphe de l’Ocean. D’autre coſté Pauſanias és Attiques eſcrit que Megar fils de Iupiter & de l’vne des Nymphes Sithonides, ſe ſauua ſur la cime de la montagne de Geran, qui ne portoit pas encore ce nom ; car aprés que Megar fut monté ſur cette montagne, il vid voler au deſſus de luy vne troupe de gruës, que les Grecs appellent géranos, & pour cette raiſon il voulut que la montagne en portaſt le nom. Voila ce que les Anciens eſcriuent de Deucalion, & la connoiſſance qu’ils ont euë du deluge & du reſtabliſſement de la race humaine. Voyons maintenant à quoy tendent ces fictions.
¶Mythologie de Deucalion.Deucalion fut vn homme de bien, iuſte & pie, qui pour ſon equité & religion n’a pas ſeulement eu la reputation d’eſtre fils de Promethee, c’eſt à dire de prudence & d’eſprit ; mais auſſi d’auoir eſté ſauué par grace diuine de l’impetuoſité des eaux : eſquelles perirent tous les meſchans de ce ſiecle-là ; car le cõmencement de ſageſſe c’eſt la crainte du Seigneur. Ainſi doncques Deucalion fut fils de ſageſſe. Et d’autant que Dieu ne permet pas que les gens de bien ſe noyent, encore qu’il les laiſſe quelquefois flotter au milieu de beaucoup d’aduerſitez : c’eſt pourquoy Deucalion & Pyrrhe ſe ſauuerent du deluge enfermez dans vne Arche. Mais pource que les hommes qui naſquirent aprés ce degaſt vniuerſel, eſtoient groſſiers, & ignorans de l’honneur & ſeruice qu’il falloit rendre à Dieu, on dict que Deucalion & Pyrrhe par la ſuſdite maniere transformerent les pierres, & en firent des creatures humaines. Cette Fable doncques tend à exhorter les hommes à probité & au ſeruice de Dieu, laquelle prenant ſon origine de la verité de l’Eſcriture ſaincte, a eſté ſi piteuſement falſifiee (comme vn chacun peut iuger) par les payens ignorans la verité, que d’auoir attribué à Deucalion vn general deluge que nous ſçauons n’eſtre aduenu qu’vne ſeule fois, ſous le Patriarche Noé. La verité doncques eſt, que Noé, Promethee, Deucalion, Saturne & Hercule ne ſont qu’vn, qu’aprés la confuſion de Babel chaſque nation nomma diuerſement en ſa langue. Ainſi fut-il nommé Deucalion, comme qui diroit, abondant en qualité d’humeurs & de ſemence, d’autant qu’ils croyoient qu’apres ce degaſt vniuerſel le genre humain euſt eſté reſtauré par la ſemence de ce Deucalion. Auquel ils donnerent pour femme, Pyrrhe, ainſi nommee du mot Pyrrhe, qui ſignifie feu, parce qu’ils eſtimoyent les hommes auoir commencé d’eſtre engendrez lors ſeulement que la terre fut deſſeichee par la force de l’element du feu. Comme ſi les hommes ſe faiſoient d’humeur & de chaud, ainſi que l’argile cuitte és fourneaux s’endurcit en telle forme que l’on veut. Au demeurant il y a eu d’autres innondations d’eaux, mais particulieres ſeulement à quelques prouinces ; comme celle du Nil en Ægypte, ſous Promethee & Hercule, qui ſelon le teſmoignage de Diodore au 1. liure dura l’eſpace d’vn mois, & eſt communément appellee ſecond deluge. Le troiſieſme en Achaïe, & au territoire d’Attique, continué par deux mois, ſous Ogyges Athenien, duquel fait mention ledit Diodore au 6. Le quatrieſme (comme dit Ariſtote au premier des Meteores) dura tout vn hyuer ſous Deucalion en Theſſalie. Le cinquieſme, le Pharonien, ſous Prothee en Ægypte, vers les bouches du Nil en la mer, enuiron le temps de la guerre de Troye. S’enſuit le diſcours d’Ion ou Iſis.