D’Alphee.
CHAPITRE XXIII.
Genealogie d’Alphee incertaine.NOVS ne ſçauons bonnement quel a eſté ny de quels parens eſt né cet Alphee, que les vns diſent auoir eſté homme, les autres riuiere, ayant ſa ſource vers Aſee, bourg d’Arcadie : ſinon que quelques-vns le font fils de Thermodon & d’vne Nymphe Amymone ; les autres de Parthenie : les autres veulent dire qu’il fut eſcuyer du Roy Pelops ; les autres d’vn braue Capitaine, qui fit bõne preuue de ſa valeur en la iournee des Thermopyles, & ſe montra le plus vaillant aprés Leonidas, lequel y mourut, cõme l’eſcrit Herodote au 7. liure. Quoy qu’il en ſoit, l’on dit qu’aprés ſon decés, il fut changé en riuiere de meſme nom que le ſien. Les autres nous content qu’Alphee fut vn Veneur qui s’amouracha vn iour de la Nymphe Arethuſe, fille de Neree & de la Nymphe Doris, compagne de Diane, comme elle eſtoit à la chaſſe. Il la demanda en mariage ; mais elle n’y voulãt aucunement entendre ny ouyr parler, il la rauit & la tranſporta en Ortygie, iſle de l’Archipelago, par des canaux ſouſterrains auprés de Saragoſſe en Sicile, là où elle fut transformee en vne fontaine de meſme nom qu’elle, aprés auoir ſupplié Diane de luy faire la grace de ſe pouuoir à quelque prix que ce fuſt exempter de tel mariage, ſelon que le teſmoigne Ouide au 5. des Metamorphoſes, au diſcours que fait Arethuſe à Cerés tracaſſant parmy le monde pour trouuer ſa fille Proſerpine :
Sentant außi ſur mes crins ſon haleine,
Laſſe ie fus de courſe ſi loingtaine,
Dont ie criay pour mon dernier recours ;
Diane, helas ! c’eſt faict ſans ton ſecours :
Ie te ſupply ayde à ta couſtilliere,
A qui iadis par grace couſtumiere
Ton arc chaſſeur à porter tu donnois,
Tes traits außi enclos en ton carquois.
Et plus bas :
Adonc me vint de la peur que i’eus lors,
Vne ſueur froide par tout le corps ;
Bref plus ſoudain que ie ne le declaire
Ie fus muee en eau coulante & claire ;
Dont Alpheus qui connut clairement
Le corps mué qu’il aymoit cherement,
En delaiſſant ſa pourtraiture humaine,
Se muë en eau qui eſt de ſon domaine,
Et par amour qui dés l’heure le poingt,
Son eau touſiours auec la mienne ioint.
Alphee bien affligé de voir ſa maiſtreſſe par la miſericorde de Diane conuertie & tranſmuee en fontaine, de faſcherie & de regret qu’il en eut, bruſlant neantmoins d’amour, fit ſemblablement priere aux Dieux, à ce qu’il peuſt par quelque moyen éuiter tel ennuy & faſcherie, & pourtant il fut auſſi mué en riuiere de meſme nom que le ſien ; lequel pour telle transformation ne laiſſa pas d’aymer ſon Arethuſe, veu que (comme l’on dit) s’eſcoulant par deſſous la mer il vient iuſques en Saragoſſe, là où ſortant de deſſous terre, il meſle ſon eau parmy celle de la fontaine d’Arethuſe. Les autres diſent qu’Alphee ayma Diane, & qu’il courut aprés elle iuſques en Ortygie : là où ceſſant de la pourſuiure, l’on baſtit vn Temple à l’honneur de Diane au ſurnom d’Alphee, pour perpetuel memorial du danger qu’elle auoit eſchappé. D’autres veulent dire qu’Alphee eſtoit extraict de la race du Soleil, qui prenant querelle auec ſon frere Cercaphe à qui ſeroit le plus vertueux, le tua : & comme les paſtres luy en ſaiſoient reproches, il en conceut tant de dueil, que par deſeſpoir il ſe precipita dedans la riuiere de Nyctime, qui depuis pour tel inconuenient porta le nom d’Alphee : c’eſt ce qu’en diſent Agathocles de Milet au 2. liure des riuieres, & Agathon de Samos. Toutefois d’autres ſont d’auis qu’Alphee ait touſiours eſté riuiere, iamais homme, & Strabon au neufieſme liure ſouſtient par vn long diſcours contre le Philoſophe Timæe, & contre Pindare, qu’il ne ſe peut faire nullement que l’eau de la riuiere d’Alphee courant par quelques gouffres & ouuertures ſouſterraines ſans ſe meſler, vienne puis aprés à ſe conioindre auec celle d’Arethuſe, pource (dit-il) qu’on le void à veuë d’œil s’emboucher & deſgorger dans la mer, & n’a rien du long de ſon canal qui l’engloutiſſe. Or cela pourroit ſembler eſtrange, ſi l’Oracle d’Apollon que nous alleguerons tantoſt ne le confirmoit, & ſi l’on ne voyoit que d’autres groſſes riuieres en font de meſme ; car on dit que iadis le Nil accouſtumé de ſe ietter en vn marais, ſe deſueloppant de là comme s’il ſortoit de terre ferme, trauerſa la baſſe Æthiopie, s’en vint en Egypte, & ſe deſgorgea en cette mer qui eſt vers l’iſle de Pharos. Ainſi la raconté Nicanor de Samos au premier liure des riuieres ; & ceux qui de Syene (ville frontiere d’Æthiopie, & d’Egypte, ſiſe aſſez prés du Nil au deſſus d’Alexandrie) paſſerent en l’iſle de Meroé qui eſt ſur le Nil. Dauantage le fleuue du Iourdain en Iudee eſt accouſtumé d’entrer au lac de Tyberiade, & ſe depeſtrant de là, trauerſe vn autre eſtang qu’on appelle Mer-morte ; d’où ſe deſuelopant derechef, ſe verſe finalement en vn marais où il ſe perd & s’euanoüit. La riuiere de Pyrame paſſant par la Cataonie (Strabon l’appelle Cappadoce) a ſes ſources au milieu de la campagne. Or il y a vne foſſe aſſez large, par laquelle cette eau s’eſcoule fort lentement, claire & nette, & chemine ſous terre aſſez loing : puis derechef vient à ſe montrer en veuë, & paſſe par la montagne de Taure, ſi profonde & eſtroite, qu’vn chien la peut franchir d’vn ſaut : & de là elle entraine quant & ſoy tant de bourbe, que l’Oracle en prononça vn iour ce qui s’enſuit :
Pyrame quelque iour de ſon onde argentine
Prolongera les flots iuſqu’en l’iſle Cyprine.
La riuiere d’Oronte venant de Meſopotamie ſe cache incontinent ſous terre, puis derechef en ſort auprés d’Apamee, & de là s’en va deſgorger en la mer de Seleucie, ſelon le teſmoignage de Chryſippe au deuxieſme liure de l’Eſtat de Scythie. L’on dit qu’en la prouince d’Ionie l’on voyoit iadis les ſources d’vne riuiere ayant cela de commun auec celle d’Alphee, que trauerſant la mer elle venoit à rejalir auprés de Brachide, au port qu’on appelloit Panorme, comme dit Timaget au deuxieſme liure des ports & havres. La riuiere de Melas aſſez groſſe, & ſeule entre toutes les riuieres de la Grece marchande dés ſa ſource, receuant comme le Nil accroiſſement durant le ſolſtice d’æſté, ne va guere loing qu’elle ne ſe perde quaſi toute dedans des lacs ſouſterrains, puis emmeſle ce qui luy reſte d’eau auec celle de Cephiſe, comme dit Plutarque en la vie de Sylla. Or puis qu’on faict mention de tant de diuerſité au cours des riuieres, faut-il trouuer eſtrange s’il en prend de meſme à celle d’Alphee, veu que pluſieurs autheurs l’aſſeurent ? Voicy la ſource & le cours que les Anciens nous apprennent de cette riuiere. Il auoit ſa courſe auprés de Phylax, place és confins de Lacedæmone en vn lieu qu’on appelloit Symbole, qui ſepare le terroir des Tegeates d’auec celuy des Lacedæmoniens. Or ſe nommoit-il Symbole, comme qui diroit rapport, confluence ou rencontre ; pource que les riuieres de Ladon venant du territoire de Clitor ; celle d’Erimanthe cheant de la montagne d’Erimanthe ; celle d’Heliſſon paſſant par les terres & ville de Megalopolis, qu’on appelle communément Londari, celle de Brentheate arrouſant la ſuſdite Prouince, celle de Phage trauerſant la prouince de Melæne, & Celadon, toutes riuieres d’Arcadie, ſe rencontroient en cet endroit-là, & ſe iettoient toutes dans Alphee. Au reſte l’on a touſiours eſtimé qu’Alphee euſt quelque naturel particulier en ſon cours, s’engouffrant tantoſt ſous terre, tantoſt renaiſſant de quelques cauernes ſouſterraines, & ſe montrant en veuë : ce qu’il faiſoit à pluſieurs fois iuſques à ce qu’il ſe veinſt peſlemeſler auec l’eau d’Arethuſe. C’eſt ce qui a donné lieu à la Fable, diſant qu’Alphee meſme mué en riuiere ne pouuoit oublier l’amour, que luy viuant auoit porté à ſon Arethuſe : car comme l’on dict, dés qu’il eſtoit ſorty de Phylax & du Symbole, il s’alloit cacher dedans le terroir des Tegeates, puis s’auallant dedans Aſæe entroit au canal d’Eurotas, & cheminoient tous deux par vn meſme conduit l’eſpace de vingt ſtades : puis par quelque creuaſſe s’enfondroient ſous terre, d’où Eurotas retournoit en lumiere és marches de Lacedæmone, & Alphee en celles de Megalopolis. De là trauerſant le territoire de Piſe & la ville d’Olympie, ſe deſgorgeoit au havre d’Elide au deſſus de Cyllene, & entroit en la mer Adriatique, auec telle impetuoſité que la mer meſme ne pouuoit retarder la violence de ſa courſe, ains ſe faiſant voye à trauers ce golfe, ramenoit ſon eau retenant ſon nom, & ſe venoit montrer en l’iſle d’Ortyge deuant Saragoce, & ſe meſler auec la fontaine d’Arethuſe, comme eſcrit Nicanor au 3. liure des riuieres. D’auantage on dit qu’Arethuſe cheminoit d’vn cours tel que paſſant ſous les eaux ſalees de la mer elle n’en rapportoit aucune ſaulmure. Virgile en l’Eclogue dicte Gallus, touchant cette nature d’Arethuſe, dit :
Ainſi ſon onde amere à la tienne meſler
Doris ne puiſſe point quant tu viendras couler
Sous les flots Sicanois.—
Nous auons vn exemple ſemblable plus prés que les ſuſdits au fleuue du Rhoſne qui paſſe tout à trauers le lac de Geneue & de Lauzanne ſans que leurs eaux s’entremeſlent aucunement ; puis ſortant de là tire vers l’Occident, & au deſſous de Lyon reçoit la riuiere de Saone où elle perd ſon nom : puis ſe tournant vers le Midy rencontre l’Iſere & la Dordogne : en fin ſe deſgorge d’vne bouche auprés de ſainct Gilles, & de deux vn peu plus loing dedans la mer de Marſeille. Propriété d’Alphee.Or pour reuenir à noſtre Alphee, l’on dit que ſon eau eſtoit fort propre pour la nourriture des Oliuiers, ce qui n’eſt pas incroyable : pource que chaſque riuiere a volontiers quelque proprieté particuliere pour produire, & nourrir telle ou telle eſpece d’herbes, d’animaux ou d’arbres. Laiſſant donc à part la varieté des poiſſons qu’elles portent, & les eſtranges oyſeaux qui hantent autour d’elles ; ie diray que la propre & particuliere plante d’Alphee c’eſt l’Oliuier, ainſi que l’on dit le tremble auoir eſté particulier à la riuiere d’Acheron. Pareillement Aſope nourriſſoit en la Bœoce des joncs de merueilleuſe grandeur : le Meandre produiſoit de fort belles bruyeres pour faire des verges à nettoyer les habits : & le peuplier s’ayme fort autour du Pau. Au demeurant on faiſoit tant d’eſtat de l’eau d’Alphee qu’on s’en ſeruoit és Sacrifices, eſtimans que Iupiter l’aimaſt ſur toutes autres riuieres. Car les Haruſpices qui par l’inſpection des entrailles de beſtes immolees deuinoient les choſes à venir, ayans accouſtumé de porter tous les ans au neufieſme iour de Feurier de la cendre du Prytanee (lieu tres-digne en la citadelle d’Athenes où l’on procedoit criminellement à l’encontre des glaiues & autres choſes inanimees, deſquelles fuſt enſuiuie la mort de quelqu’vn : où l’on nourriſſoit auſſi aux deſpens du public ceux qui auoient faict quelque ſignalé ſeruice à la Republique) à l’Autel de Iupiter Olympien, & de paiſtrir cette cendre auec de l’eau d’Alphee, & l’eſpandre ſur ledit Autel ; du depuis la loy & couſtume des Sacrifices ne permit d’introduire aucune eau pour tel vſage, fors celle d’Alphee, teſmoing Porphire au premier liure des Sacrifices. Suiuant cette ordonnance on fut long-temps qu’on n’enduiſoit point le deſſus des Autels ſinon de telle matiere. D’autre part ils auoient bonne raiſon d’introduire l’eau d’Alphee à ce ſainct vſage, puis qu’ils croyoient qu’elle euſt vne certaine & ſpeciale proprieté de purifier, & pour cet effect il fut nommé Alphee, du mot alphos, ſignifiant tache ou macule, pource que ceux qui auoient de la galle ou gratelle, ou autre ſemblable vice, comme feu volage, ſe gueriſſoient en ſe frottans & baignans en ſon eau, comme teſmoigne Strabon au huictieſme liure, auparauant on l’appelloit Ariger, comme qui diroit Port’autel. Quelques-vns ont adoré cette riuiere en guiſe d’vn Dieu, luy dreſſant vne ſtatuë & vn autel commun auec Diane, comme ils firent auſſi aux riuieres d’Acheloüs & de Cephiſe. Puis aprés Arethuſe fut auſſi reueree comme Deeſſe, teſmoing Nicanor de Samos au troiſieſme liure des riuieres ; & les Ægyens, peuples d’Achaïe, auoient accouſtumé de prendre des gaſteaux de deſſus l’Autel de Salut, & les ietter en la mer, diſans qu’ils les enuoyoient à Arethuſe à Saragoce, comme dit Melanthe au liure des Sacrifices.
¶Mythologie d’Alphee.Voila les principaux poincts que les Anciens nous ont laiſſez en leurs eſcrits touchant la riuiere d’Alphee. Or nous auons deſia declairé ailleurs que ſous telles enueloppes & feintiſes fabuleuſes ils ont voulu cacher les ſecrets de nature, & que par ces diſcours deſguiſez ils expliquoient la nature des paroles, & les facultez des Elemens, voire de toutes autres choſes creées, leſquelles n’eſtoient entenduës ſinon par ceux auſquels ils communiquoient leurs myſteres. Dauantage afin que le peuple ſe diſpoſaſt à ſe repreſenter touſjours deuant les yeux les choſes ſaintes & diuines ; ils faiſoient acroire à leurs gents, que les montagnes, les riuieres, les fontaines & les mers, eſtoient les vns des grands Dieux, les autres auoient en eux quelque diuinité occulte, qui pouuoit eſtre teſmoin de leurs actions. Et d’autant qu’il faut faire eſtat que non ſeulement la netteté de l’ame, mais auſſi celle du corps impolu eſt plaiſant & agreable à Dieu, voila pourquoy ils ordonnerent que l’on ne ſeruiſt point és Sacrifices d’autre eau que celle d’Alphee, qui auoit quelque particuliere vertu purgatiue, eſtimans que Iupiter l’aymaſt plus qu’aucune autre, parce qu’elle fourniſſoit aux hommes d’vne eau ſi propre à tels vſages. Les autres ont voulu par cette Fable expliquer la force diuine de nos eſprits, & la nature de la vertu ; d’autant que comme la matiere ne demande que d’auoir forme & d’eſtre miſe en œuure, n’eſtant faicte à autre fin, attendu qu’elle eſt de ſoy-meſme inutile & oyſiue : auſſi noſtre ame deſire la vertu comme ſa forme. C’eſt pourquoy les Anciens feignoient qu’Alphee couruſt aprés Arethuſe, comme ainſi ſoit qu’alphos (comme i’ay deſia dict) ſignifie macule & autre telle tare ; & areté vaut autant à dire que vertu. Paſſons à Inache.