De Midas.
CHAPITRE XVI.
Midas Roy de Lydie (ou de Phrygie) fut fils de Gordius & de Cybele Grand-mere des Dieux & le plus riche Prince de ſon temps ; dont il eut certain preſage (ainſi que nous l’apprend Ælian au 12. liure de ſa diuerſe hiſtoire) lors que dormant encore en ſon berceau, les fourmis grimperent iuſques à ſa bouche ; & d’vne grande diligence luy porterent des grains de froment. On dit que Bacchus allant aux Indes & paſſant par ſes terres y laiſſa Silene, l’vn de ſes Capitaines & compagnons, ſi ſaoul qu’il ne peût paſſer outre, lequel fut pris par vne troupe de vilageois, & mené par deuers Midas comme priſonnier, qui luy fit tres-bon accueil & traittement, puis le renuoya ſain & ſauf en l’armee. Quelque temps aprés Bacchus repaſſant, auerty de la liberalité & courtoiſie de Midas, voulut auſſi prendre logis chez luy, où il fut tres-bien receu, & auec toute l’humilité qu’on ſçauroit s’imaginer ; & pour recompenſe il luy donna le franc-arbitre de demander tel & ſi haut don qu’il voudroit, auec promeſſe de l’obtenir. Or Midas (telle eſt la folie des hommes qui de leur auarice font vn Dieu) ne penſant point que plus grãde felicité luy peuſt auenir que de poſſeder beaucoup, & de grands threſors, requit que tout ce qu’il toucheroit deuint or. Ce qu’il eſprouua par pluſieurs fois, & trouua l’effet de ſa requeſte veritable. Ouide explique cette Fable en l’vnzieme des Metam. Mais voyant que les viandes meſmes qu’il touchoit de la main pour mettre en ſa bouche ſe conuertiſſoient en or, il ſe repentit de ſa folle demande ; & ſi Bacchus n’euſt eſté prompt & benin à le ſecourir en tel acceſſoire, force luy euſt eſté de mourir de male faim. Ainfi donc il le ſupplia qu’aprés auoir ſuffiſamment porté la punition deuë à ſa temerité, il luy pleuſt deſtourner de luy & reprendre le preſent & offre qu’il luy auoit faict : & leuant les mains au Ciel dit :
O Dieu Bacchus qui me vois en eſmoy, Et tant perplex, helas ! pardonne-moy. I’ay offenſé ; ie voy ma coulpe immenſe, Mais ie te prie vſe moy de clemence, Me deliurant de ce don precieux Qui ſous beauté m’eſt trop pernicieux.
Les vns diſent qu’il mourut en cette peine : les autres, que Bacchus luy reſpondit que ſa priere ſeroit exaucee s’il s’alloit baigner dedans le Pactole, riuiere de Lydie deſcendant de la montagne de Tmole. S’eſtant doncques baigné là dedans, il fut garenty de cette affliction, & dés lors la riuiere attirant à ſoy la proprieté de Midas, commenca d’emmener & de rouler auec ſon eau force petites eſcailles & ſablon d’or, ſuiuant le teſmoignage d’Ouide :
Le Roy Midas au fleuue ſe trouua. Et dedans l’eau purement ſe laua ; Si la teignit d’vne couleur doree Qui de ſon corps en l’eau s’eſt retiree Si qu’à preſent la terre y tient encor Le germe ancien de cette veine d’or, Produiſant bleds dont les eſpics palliſſent, Et meuriſſans comme de l’or iauniſſent. Ce Roy depuis ces threſors deteſtant, Alloit és monts & foreſts habitant, Et ſuiuoit Pan, comme ſes domeſtiques. Qui loge és monts & cauernes ruſtiques.
Sur ces entrefaites il ſuruint vn debat & vne contention pour la Muſique entre Apollon & Pan, lors que Midas honteux s’eſtant retiré aux champs, hantoit le plus ſouuent és foreſts eſloigné de toute compagnie humaine. Pour vuider leur differend ils prindrent Midas & Timole (autrement Tmole) pour iuges & arbitres. Groſſier iugement de Midas.Timole iugea en faueur d’Apollon, auec aprobation de toute l’aſſiſtance, fors que de Midas, qui ſeul aſſigna la victoire à Pan Dieu paſtoral, redarguant la ſentence de Timole comme inique. Apollon en fut ſi indigné, que pour en auoir ſa raiſon il changea les oreilles d’iceluy en oreilles d’aſne, conformes à ſon iugement, pour auoir eſté ſi temeraire de iuger d’vne ſcience, de laquelle comme groſſier & ignorant il n’auoit aucune connoiſſance, comme il le teſmoigna preferant la rudeſſe & la ruſticité vilageoiſe de certains chalemaux diſcordans, à la douce & harmonieuſe muſique d’vne harpe, pource ſeulement qu’ils retentiſſoient plus haut. Ce qu’Ouide expoſe comme s’enſuit :
On eſtima Timole ſagement Auoir donné ſentence & iugement, Et fut de tous ſa ſentence approuuee, Fors de Midas, qui ſeul l’a reprouuee. Dont Apollon iuſtement irrité Par ce Midas plein de temerité, Ne permit pas que ſi foles oreilles A celles d’homme ainſi fuſſent pareilles. Car tout ſoudain il les luy eſtendit, Et de poil blanc couuertes les rendit, En les faiſant mobiles à toute heure : Mais le ſurplus de l’homme luy demeure ; Transfiguré d’oreilles ſeulement En celles là d’vn aſne animal lent.
Ses oreilles muees en oreilles d’aſne.Cette Metamorphoſe le rendit ſi vergongneux qu’il n’oſa plus paroiſtre en aucune compagnie, iuſques à ce qu’il ſe fuſt faict faire vne calotte qui luy cachoit les deux oreilles ſi dextrement que perſonne ne s’en pouuoit apperceuoir. Mais comme il fit vn iour venir ſon Barbier pour luy faire ſes cheueux, il deſcouurit ſa honte, & luy promit la moitié de ſon Royaume s’il vouloit cacher ſon imperfection. Le Barbier n’oſant de paroles deceler à perſonne le ſecret de ſon maiſtre ; deſirant d’autre coſté en ſemer le bruict, s’en alla faire vne foſſe à l’eſcart, dans laquelle deſcendant il prononça en baſſes paroles tels mots, Le Roy Midas à des oreilles d’aſne.
Voix du Barbier de Midas muee en roſeaux.Cela dict, il recombla la foſſe de terre, puis s’en alla. Au bout de quelque temps il creut en ce lieu-là quantité de roſeaux, qui demenez par le vent grommeloient entre-eux les paroles ſuſdites, Le Roy Midas a des oreilles d’aſne
, prouerbe duquel nous vſons à l’encontre des lourdauts & de groſſier iugement, & de ceux qui s’entremettent de donner iugement de choſe qui ſurpaſſe leur capacité.
¶Diuerſes opinions touchant Midas.Voila les fabuloſitez de Midas alleguees par les Anciens. Or je croy volontiers que Midas ait eſté vn Prince plus opulent & le plus auare de ſon temps, qui eſpargnoit de ſa bouche & retranchoit ſon ordinaire pour amaſſer force threſors à ſes deſcendans ; voire meſme qui vendoit à beaux deniers contens ſes prouiſions & autres choſes neceſſaires pour la vie humaine, & les mettoit en ſes coffres. Mais pource qu’il auoit le iugement groſſier & peſant, ignorant les affaires d’Eſtat, n’ayant non plus de ceruelle & d’entendement qu’vne beſte : cela fit dire qu’il auoit des oreilles d’aſnes. Au contraire, les autres diſent que cette fiction proceda de ce qu’il auoit l’ouye fort ſubtile, pource que l’aſne eſt l’vn des animaux qui ont ce ſens-là tres-aigu. Les autres, que ce bruit courut, parce qu’il entretenoit beaucoup d’eſpions, de mouſchards & rapporteurs, qui ſecrettement & ſans bruit eſcoutoient ce que l’on diſoit & faiſoit, puis luy en alloient faire leur rapport. Les autres eſcriuent que c’eſtoit le plus arrogant & mal-auiſé Prince de ſon temps, qui n’ayant aucune apprehenſion des meſdiſances de ſes ſubiects, ny ſoucy de la mauuaiſe reputation qu’il acqueroit par ſon mauuais gouuernement & extreme auarice, veu que par argent il dõnoit tel iugement qu’on deſiroit de luy, eut le bruit d’auoir des oreilles d’aſne : car il n’auoit autre but que d’entaſſer de l’or & de l’argent. Les autres enſeignent qu’il y auoit en Phrygie deux coutaux qu’on appelloit Oreilles d’aſne, ſur la croupe deſquels eſtoient baſties de bonnes & fortes villes, dont les citadins voloient les paſſans eſtrangers. Midas leur fit la guerre, & ayant de force emporté leſdites places, & mis à mort tels voleurs, il eut la reputation fabuleuſe d’auoir des oreilles d’aſne. Les autres veulent dire que pour quelque tromperie qu’il fit à Bacchus, il le tranſmua en aſne : mais que depuis recouurant ſa premiere forme les oreilles d’aſne luy demeurerent. Les autres encore, que paſſant vn iour contre les haras d’aſnes & beſtes Cheualines de Bacchus, il ſe prit à s’en mocquer & les outrager : dequoy Bacchas indigné luy changea ſes oreilles en celles d’aſne. Les autres tiennent que de nature il auoit les oreilles fort longues & prolongees comme celles d’vn aſne. Les autres diſent que cette Fable tend à montrer que l’arrogance des hommes les condamne d’ignorance. Car celuy qui ſe faict accroire de ſçauoir tout, meſme ce qu’il ne sçait pas, il eſt fort inepte & mal propre aux ſciences. Mythologie morale.Or qui voudra diligemment examiner ces contes, il trouuera que les Anciens auoient de couſtume d’exhorter par iceux les hommes à humanité & liberalité, veu que Dieu montra par effect à Midas que la benignité exercee à l’endroit des eſtrangers & paſſans, luy eſt tres-deſagreable. D’autre coſté ils nous ont voulu apprendre à ne point ſpecifier ſi exacement en nos prieres cecy ou cela, eſtant veritable que le plus ſouuent nous demandons ce qui nous eſt plus nuiſible que propre : ains ne deuons requerir à Dieu que ce qu’il ſçait mieux que nous-meſmes nous eſtre neceſſaire, & luy laiſſer le choix de ce qu’il luy plaira nous octroyer. Puis-aprés ils ont enſeigné qu’vn chacun doit meſurer & conoiſtre ſes forces, & ne rien decider de ce que nous n’entendons pas bien, puis que les iugemens temeraires irritent la vengeance Diuine. Car celuy qui par ignorance ou fraude adiuge à l’vn les biens ou dignitez d’vn autre, il les doit par droict d’equité rendre à leur premier Seigneur auquel il les a rauis. Au reſte le propos du barbier proche de ſilence teſmoigne qu’aucune meſchanceté ou iugement inique ne peut eſtre longuement inconnu ; car le temps produit & met en lumiere les choſes plus ocultes & cachees. Or paſſons à Narciſſe.