De Sphinx.
CHAPITRE XIX.
Sphinx fleau des ThebainsSphinx fut fille d’Echidne & de Typhon que Iunon ennemie des Thebains leur ſuſcita pour les affliger. On dit qu’elle auoit le viſage & le corps de fille, les pieds & la queuë de lion, & des ailes comme vn oyſeau. Mais Clearche eſcrit qu’elle auoit la teſte & les mains de pucelle, le corps de chien, la voix d’homme, la queuë de dragon, les griffes de lion, & les ailes d’oyſeau. Elle faiſoit ſa retraite en vne montagne prés de Thebes, dicte Sphince, (d’autres la nomment Phycee) de là ſe ruoit violemment ſur les paſſans, & leur propoſoit des enigmes & queſtions mal-aiſees à ſourdre, que les Muſes luy fourniſſoient : & autant de perſonnes qui ne le pouuoient expliquer, autant elle en deſchiroit à belles ongles. Aſclepiade de Myrlee (qui depuis fut dicte Apamee) a laiſſé par eſcrit, Iſace auſſi le teſmoigne, que cette Sphinx deſpeçoit aiſément ceux qu’elle auoit vaincus, attendu que le deuant de ſon corps eſtoit de lion, ſes ongles de griphon : & perſonne ne pouuoit éuiter ſa violence ; parce qu’elle auoit des ailes d’aigle, auec leſquelles elle les atteignoit en moins de rien, combien que le derriere de ſon corps fuſt d’homme. Elle propoſoit diuers enigmes, ſelon que les paſſans eſtoient de diuerſes nations ; & celuy qu’elle donnoit à ſoudre aux Thebains qui tumboient entre ſes mains, eſtoit tel : Quel eſt l’animal qui le matin a quatre pieds, à midy deux, au ſoir trois ?
Aſclepiade l’exprime comme s’enſuit en vn Epigramme Grec :
Vn animal y à de quatre pieds, deux, trois, Qui n’a rien qu’vne voix, & ſeul change de voix Entre tous animaux qui font au ciel leur erre, Qui nouënt en la mer, qui rampent ſur la terre. Mais quand à pluſieurs pieds il ſe prend à marcher, Il ſent ſes nerfs, sa force & vigueur le laſcher.
Sa deſtinee.Au reſte ſa deſtinee portoit que dés que quelqu’vn auroit vuidé ſa queſtion elle mourroit. Or aprés qu’elle eut defaict pluſieurs personnes qui pour neant ſe trauaillerent à l’explication de cet ænigme, Creon qui pour lors regnoit à Thebes au defaut de ſon beau-frere Laius, fit publier par la voix d’vn heraut, que quiconque pourroit ſoudre l’ænigme de Sphinx, auroit pour recompenſe d’auoir deliuué le pays de ſi cruelle affliction, la Couronne & Royaume de Thebes, & eſpouſeroit Iocaſte, vefue du Roy Laius, la plus belle femme qui ſe peuſt voir, que les vns diſent auoir eté ſœur maternelle, les autres fille de Creon. Eſtrange auenture d’Oedipe.Oedipe fils dudict Laius & d’Iocaſte, ſe trouua ſeul entre tous autres capable d’expliquer la queſtion, & par vn eſtrange cas d’auenture fut Roy, & eſpouſa ſa propre mere, comme vous orrez. Laius fils de Labdaque Roy de Thebes ayant eſpouſé Iocaste ſœur ou fille de Creon, ſçachant que ſa femme eſtoit enceinte, voulut auoir l’auis de l’Oracle touchant l’enfant qui luy deuoit naiſtre. Et pour ce faire s’achemina vers l’Apollon de Delphe, qui luy reſpondit qu’il mourroit de la main de celuy que ſa femme portoit en ſon ventre. Luy apprehendant cet auis, dés que l’enfant fut né, le donna à l’vn de ſes gardes ou autre miniſtre pour le faire mourir : lequel ne voulant eſtre executeur de l’impieté de ſon ſeigneur, n’oſant d’autre coſté negliger ſon commandement, choiſit la voye du milieu, & tranſperſant les pieds de l’enfant, le pendit à vn arbre auec vne hart, en vn lieu deſert du mont de Cytheron, croyant qu’il mourroit là faute de ſecours. Mais auint que Phorbas, l’vn des paſtres de Polybe, Roy de Corinthe, paſſant d’auenture par là ouyt le cry de l’enfant, auquel il accourut, & l’ayant dépendu le preſenta à la Royne, qui eſtoit ſterile, laquelle le nourrit cherement, comme enuoyé du Ciel : & pource que de cette playe les pieds luy eſtoient enflez, il fut nommé Oedipus, du mot oideìn, qui ſignifie enfler, & de pous, c’eſt à dire pied. Les autres diſent que Laius meſme luy perça les pieds, & le fit mettre à l’abandon des beſtes ſur la montagne de Cytheron : que toutefois ceux qui en eurent la charge ne l’executerent pas, ains en firent preſent à la Royne de Corinthe. Oedipe venu en aage ayant appris qu’il n’eſtoit pas fils de Polybe, ſe reſolut de s’enquerir & ſçauoir qui eſtoit ſon pere ; & pour cet effect s’en alla trouuer l’Oracle d’Apollon, lequel luy reſpondit qu’il trouueroit ſon pere en la Phocide, où eſtant arriué il rencontra ſes parens inconus en ſon chemin, & Laius ſon pere luy commandant auec vne façon altiere qu’il ſe retiraſt du chemin, il ſe mutina, ſi que mettant la main aux armes il le tua ſans le reconnoiſtre pour pere. Ænigme de Sphinx ſolu par Oedipe.Cela faict il paſſa outre, & s’acheminant vers Thebes rencontra cette Sphinx, de laquelle il ſolut & expliqua la queſtion ænigmatique, diſant que cet animal ſuſdit eſtoit l’Homme, lequel en ſon enfance ſe trainant de pieds & de mains pluſtoſt que cheminant, on le diſoit auec raiſon auoir quatre pieds. Puis en ſa ieuneſſe & vigueur n’ayant beſoin que de ſes pieds pour cheminer, n’a proprement que deux pieds. Mais quand ſon aage s’appeſantit, & qu’il s’appuye d’vn baſton, c’eſt alors qu’il a trois pieds, & que ſa force le delaiſſe. La faict mourir.Cette expoſition ouye, Sphinx en eut ſi grand deſpit qu’elle ſe precipita du haut d’vne roche en bas, & ſe rompit le col, par ce moyen les Thebains furent deliurez de ſa tyrannie. Oedipe vainqueur entra dans Thebes, & pource qu’on l’eſtimoit eſtre fils de Polybe, il eſpouſa Iocaste ſa mere, vefue de Laius qu’il auoit occis, ſans ſçauoir qu’elle fuſt ſa mere, de laquelle il eut Etheocle & Polynice ſes fils & freres tout enſemble : & de filles, Antigone & Iſmene. Depuis cela ſçachant qu’il auoit eſpouſé ſa mere, & tué ſon pere, il en eut tant de regret que par punition il ſe creua luy-meſme les yeux, & ſe faiſant mener par ſa fille Antigone, ſe deſaiſit volontairement de ſon Royaume, & ſe retira dans Athenes. Telle eſt la Fable de Sphinx. Fondement de la Fable.Quant à ce qu’elle contient de veritable, ont dit que Sphinx eſtoit vne femme ainſi nommee, faiſant meſtier & profeſſion de donner ſur les grands chemins, laquelle exerçoit ſes larcins & voleries autour de la montagne de Phycee, ſe tenant touſiours en aguet pour ſurprendre & voler quelque paſſant. Or elle ſe teint en cette montagne iuſques à ce qu’Oedipe la ſurprit, accompagné d’vne troupe de Corinthiens, & l’occit, teſmoin Strabon au neufieſme liure, & Phanodeme au 5. de l’hiſtoire Attique. Strabon eſcrit auſſi que Sphinx fit long temps profeſſion de courir & d’eſcumer la mer, accompagnee de quelques autres corſaires, & notamment la coſte d’Anthedon : puis quittant la mer fit pareil meſtier ſur terre. On dit qu’elle propoſoit aux paſſans des queſtions inexplicables, parce que lieu de ſa retraite eſtoit ſi roide & de ſi difficile accez que perſonne ne la peut oncques attraper iuſques à ce qu’Oedipe auec ſon armee ſurmonta toutes les difficultez de la montagne, & mit tant d’embuſches és auenuës, deſtours & ſentiers, qu’elle fut en fin ſurpriſe. Les autres ſouſtiennent qu’elle propoſoit de faict des ænigmes à ſes priſonniers, & reuuoyoit ſains & ſaufs auec leurs hardes & bagages ceux qui les pouuoient reſoudre. Et pour mieux exprimer la cruauté d’icelle, on luy aſſigne diuers membres d’animaux. Ses ongles de Lion ou de Gryphon ſignifient la cruauté & les rapines qu’elle exerçoit : ſes aiſles repreſentent la viſteſſe des bandoliers qui l’accompagnoient. Et pourtant combien qu’elle n’euſt qu’vn corps, on luy attribuë diuerſes formes entremeslee. Philochore au liure des Sacrifices eſcrit qu’Oedipe par le conſeil de Minerue (c’eſt à dire, de prudence) s’inſinua en la compagnie d’icelle ſous ombre de participer à ſes voleries & rapines, & que tous les iours il ſe renforçoit de quelques bons compagnons, iuſques à ce qu’il fut baſtant de la combattre & defaire auec toute ſa ſuite. Cela faict il chargea ſon corps ſur vn aſne, & l’emmena à Thebes, où il fut par les habitans inſtalé & ſalué Roy, comme cault, bien-auiſé & valeureux, qui par ſa prudence & vertu auroit moyen de defendre & garentir la ville contre l’effort de leurs ennemis, quand le cas y eſcherroit, alors il eſpouſa ſa mere ignoramment. Palephate eſtime que cette Fable ſoit extraitte de l’hiſtoire de Cadme, lequel ayant en premieres nopces eſpouſé vne damoiſelle nommee Sphinx de la race des Amazones, veint à Thebes auec elle, où tuant le Roy Draco il s’empara de ſon Royaume, & depuis la quitta pour eſpouſer Harmonie, ſœur du defunct. Dequoy Sphinx eut tant de regret, qu’abandonnant ſon mary, elle ſe retira en la montagne de Sphince auec vne bonne partie de ceux qu’elle auoit amenez quand & elle : & ne ceſſa de faire la guerre aux Thebains, pillant leur beſtial, tuant ou rançonnant leurs citadins qu’elle pouuoit ſurprendre, iuſques à ce qu’Odipe ſuſcité par les promeſſes du Roy, & deſireux d’honneur, inueſtit la montagne vne nuict, & en ſurprenant à l’improuiſte Sphinx, la tua. Au demeurant Sphinx eſt auſſi vne eſpece de marmots velus, qui ont de grandes tetes & pendantes, non fort diſſemblables de la forme qu’on leur donne és pourtraicts & peintures, mais vn peu plus gras : d’vn naturel bening, propre à beaucoup d’exercices & diſciplines, ce dit Diodore au quatorzieſme liure.
Mytholgie morale de Sphinx.Or je croy que cette Fable ne contient pas tant ſeulement vn diſcours hiſtorique ; car ce ſeroit choſe ridicule d’embroüiller de telles enuelopes des ſimples choſes, auenues & faites, que perſonne ne pourroit entendre ſans l’interpretation d’vn Oedipe. Mais c’eſt pource que (comme nous auons dict pluſieurs fois) ceux qui feroient refus, voire reietteroient au loing tous autres ſimples preceptes de bien viure, s’abbruuent auec gayeté de courage de l’ouye & lecture des Fables ; car aprés auoir atteint l’intelligence des Fables, peut-eſtre n’en reçoit-on pas les expoſitions auec moins de plaiſir que volontiers on a preſté l’oreille à la lecture d’icelles. Que ſi vous voulez ſçauoir ce qui m’en ſemble, ie croy pour certain que l’on n’a point trouué de meilleur expedient pour inſtruire la ieuneſſe & luy faire prendre gouſt à la Philoſophie, que de luy donner vne bonne intelligence des Fables, puis-aprés luy deſcouurir les enſeignemens Philoſophiques contenus ſous icelles. Or i’eſtime que par la fabuloſité de Sphinx, les ſages Anciens ont voulu enſeigner, que chacun doit prendre en gré ſa condition, & la ſupporter patiemment ; de laquelle ſi quelqu’vn ſe meſcontente, ſi faut-il paſſer par là. Car que ſignifient ſes aiſles ? n’eſt-ce pas l’inconſtance de l’eſtat de ce monde, qu’ils appellent fortune ? Et pourquoy luy donne-ton des griffes crochuës, & rapineuſes ? n’eſt-ce pas pour monſtrer que les auentures & les changemens en ſont ſi diuers, qu’elle rauit & emporte toutes choſes où bon luy ſemble ? Pourquoy a-elle vne face humaine ? pource que c’eſt la condition de l’homme, d’eſtre ſubiet aux calamitez & viciſſitudes des affaires de ce monde. Ce qu’elle a le deuant de Lion, montre qu’il faut auec vn courage Leonin & indompté deuorer toutes aduerſitez, car ſi l’on ne ſçait ſupporter ſagement ſes afflictions, ou ſi l’on ne ſe maintient auec prudence au milieu d’icelles, on eſt cruellement deſchiré par cette Sphinx. En ſomme ils nous ont voulu donner auis par cette Fable, qu’il faut de deux choſes l’vne ; ou que nous ſurmontions l’iniquité des hazards & auentures de cette vie, auec prudence & par le conſeil de Minerue ; ou que ſi nous ne le ſçauons faire, nous nous ſouſmettions & laiſſions ſurmonter à elles. Et que nous remontre l’enigme ſuſdit, ſinon que l’imbecilité humaine ? comme ainſi ſoit qu’il n’y a creature qui naiſſe auec plus de foibleſſe & de pauureté que l’homme. Voila quant à Sphinx : s’enſuit Nemeſis.