Madame, il est certain que beaucoup de mesmes choses provenues de l'origine de la Nature ont grande diversité de goust, non point toutesfois pour leur regard singulier, ne pouvans donner que ce qu'elles apportent du ventre de la Nature : mais c'est pour le respect de nous qui les accommodons à nostre sens particulier et les jugeons telles que l'appetit le nous ordonne : [t]ellement que ce que je trouveray bon et appetissant, un autre l'aura à contre cœur, et luy sera desagreable [.] Et de là proviennent tant de disparitez qui regnent aujourd'huy parmy le monde, lesquelles ne seroyent telles si nous pouvions adapter nostre sens à la propre Nature des choses, jugeant uniquement bon ce qui [A2r°] est bon, et de ce qui est mauvais concluant tout le semblable, et pour vous en donner plus claire lumiere pour exemple, je vous parleray de l'Amour qui combien qu'il soit de soy chose bonne et tres saincte. Neantmoins, Madame, il y en a infinis qui le blasment, le rejectent, et ne l'ont en nulle estime : et infinis autres qui ne pensent qu'il n'y ait rien en ce monde de meilleur ny de plus louable. Dont combien les premiers sont errans en leur fantasie, la raison le monstre clairement : de tant que si nous voulons donner definition à l'amour, nous trouverons que ce n'est autre chose, qu'un desir de jouyr avec parfaicte union de la chose aymée : [c]omme se pourroit dire de celuy qui aymant la bonne grace, la vertu, ou le scavoir d'une personne, ne tascheroit de se frequenter, et pratiquer amoureusement, pour pouvoir incorporer ses loüables parties à sa propre condition, ainsi que je puis dire aussi du singulier desir que je tiens d'unir vertueusement le pouvoir et les commandemens que vous avez sur moy au respect, servitude et à l'obeissance qui vous appartient. Et de là vient, Ma-dame [A2v°], que combien que toutes choses de vertu soyent licites à chacun, il y en a toutefois beaucoup qui en dependent qui meritent d'estre si secrettement traictées, que leur propre vertu par la seule divulgation se termineroit en vice, qui faict que les affections se declarent souvent aux lettres amoureuses de se pouvoir rencontrer les uns les autres avec commodité de jouïr du plaisir du sincere Amour, et declarer ouvertement ses privées inventions, dont la pluspart des ignorans qui ne scavent la nature de sa majesté, interpretans ce plaisir selon leur asinopensée, en donnant le rugement qui appartient à la brutalité d'une bestialle imagination, qui les aveugle si fort, qu'ils ne peuvent penetrer jusques au fond de la divinité de l'Amour : lequel en effect ne comprend en soy qu'un desir de divine composition (si ainsi dire se peult) excluant comme venin mortifere toute vilaine tache ou appetit bestial, duquel il ne se doibt jamais parler parmi pensées heureusement nées, mais seulement quand la vertu et beauté invitent à aymer qui que ce soit, et que les yeux et la [A3r°] pensée sans aucun vain et lassif appetit se contentent par intention de mariage ou par quelque honneste fin de vertueuse entreprise de contempler, veoir et entretenir en public ou à part leur object : Dont s'il m'estoit permis d'exprimer le mot à autre ceste diffinition, je monstrerois clairement qu'Amour n'est autre chose qu'un Sainct desir, Prince de nostre felicité, sans lequel nous vivons privez de Raison et d'humaine societé. Mais, Madame, pour ne faire tort à vostre sage jugement, je laisseray couller toute autre superfluité pour ce regard. Et au reste si ainsi est (comme de vray il se doibt croire) qu' Amour soit une chose, tres saincte, et que l'honnesteté estant de sa nature si aimable, nul ne se puisse sans grandissime interest de soy mesmes, et offense de qui en est le Createur, demeurer et abstenir d'aimer, s'il ne tient plus de la brutalité que de la raison. Quel miracle sera-ce (Madame) si vous estant naturellement si genereuse et honneste que chacun scait, je vous declare que par la presente, et par la presentation que je vous fais de ma perpetuelle servitude anciennement aussi ypothequée à Mon [A3v°] seigneur vostre maryIl s'agit notamment d'Albert de Gondi, premier duc de Retz et dédicataire du volume de Lettres missives et familières d'Étienne Du Tronchet, datant de 1569., combien j'ayme, respecte et honore vos heureuses qualitez? Et que voudra en inferer le vulgaire, si comme receleuse de mon affection, il vous plaist souffrir que je vous sois tres humble serviteur? Et pource que vous estes naturellement amoureuse de toutes actions et vocations vertueuses : qui sera celuy ou celle qui trouveront estrange que j'aye enrichi, honoré et embelli de vostre haut tiltre, ce petit livre de lettres amoureuses que j'ay faict en benefice de tous cueurs honnestes, compagnons des personnes vertueuses? prevoyant que plusieurs Dames qui ne sont informées de la saincteté de l'Amour, s'abuseroyent soubs ce tiltre de lettres amoureuses, pour y apprehender quelque chose repugnante à pudicité que j'ay en singuliere recommandation. Mais quand elles verront ce mien petit edifice honoré d'un portique composé de frizes enrichies et eslevées sur si hautes coulomnes de vertu et de louables qualitez, elles ne douteront plus d'y entrer, et d'y visiter sans regret les chambres, galleriers et cabinets que j'y ay bastis en faveur de l'amoureuse vertu, plus pour la [A4r°] splendeur et utilité de la plume Françoyse, que pour autre consideration que ce soit. Ce que, Madame, je n'ay entrepris de vous addresser sans bon conseil, et sans bien scavoir que tels sont les douaires de vostre esprit, outre les autres beautez exterieures, qu'elles n'ont point de superieures, et guieres de semblables : et les graces que vous possedez heureusement, à qui les considereroit exactement, comme je les contemple à toute heure : celuy là de peu a comme de degrè en autre, sortiroit bientost sans y penser de soy mesmes, et se trouveroit incontinant si hautement monté, que tout ravi en la contemplation d'une si divine beauté, comme d'un profons somme, il cuideroit après sortit d'un Paradis terrestre. Dequoy assez certain tesmoignage rend la belle et excellente face, le gracieux regard, l'humble gravité, le modeste maintien, les douces parolles, les prudens discours, et les meurs bien composées, de l'apparence desquelles comme d'un cristal trasparent [transparent] resplendissent dehors toutes les vertus interieures si bien conditionnées que vous devez estre estimée [A4v°] pour un chef d'œuvre que nature a donné à nostre temps. Si doncques. Ma-dame, j'ay eu occasion de vous desdier mon œuvre amoureuse, pour le respect que je porte à voz œuvres vertueuses, Et si au reste je doy avec toute affection desirer de vous servir et complaire perpetuellement, il vous plaira temperer ma hardiesse avec voz louables merites, et juger par le jugement de vous mesmes, si je me suis deu feindre de ce faire, dont je ne vous feray plus longue lettre, et me suffira que je vous ay fait entendre combien est l'amour honneste à qui le scait prendre selon le goust de sa propre nature : pareillement combien mon petit livre se trouvera honneste, pudicque, et modeste, par le merite de l'honnesteté, pudicité et modestie de celle qui l'honorera de son nom, et qui par la vertu de ses vertus purgera toutes les mauvaises apprehensions des immodestes et impudicques pensées de ceux qui en voudroyent mal inferer. Et finablement je m'estimeray tres-heureux qu'il vous ait pleu l'accepter avec ma volonté de vous faire à jamais [A5r°] service de tout ce qui sera en ma petite capacité, d'aussi bon cœur que je supplie le Createur vous donner, Madame, heur et contentement conformes à la multiplicité de voz merites. De Rome ce dernier jour de Fevrier, mil cinq cens septante deux Étienne Du Tronchet se rend en Italie en décembre 1571, à la suite du baron de Férals ; il y restera jusqu'en 1575, l'année de la première parution de ses Lettres amoureuses. . Vostre tres humble serviteur. Du Tronchet. [A5v°]