Transcription Transcription des fichiers de la notice - [1595_Frellon-Cloquemin_<em>LAEDT_Ep.P.</em>] Qui eust jamais estimé Pasquier, Étienne 1595 chargé d'édition/chercheur Lagnena, Michela Michela Lagnena, Université Ca' Foscari et Université Sorbonne Nouvelle & Projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1595 Projet Pasquier Amoureux ? (Michela Lagnena, Anne Réach-Ngô, Magda Campanini) ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
<span>Lyon (Fr), Bibliothèque municipale de Lyon, Rés. 805449 ; exemplaire disponible sur </span><a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k79141f" target="_blank" rel="noopener" title="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k79141f">Gallica</a>
Français

Epistres familieres et amoureuses, d’Estienne Pasquier, Parisien

L’Autheur devenu amoureux se console en soy-mesme.

Lettre I.

Qui eust jamais estimé que telle eust esté la sottise d'un homme, de non seulement estre fol, et avoir cognoissance de sa folie, mais aussi d'appeter que le monde en eust cogo[n]oissance? Vrayement faut-il que l'extremité de folie se range dans un tel cerveau : [e]t ce d'autant plus que nature nous instruit tous en general couvrir nos deffauts et pechez. Il [I9v°] faut certes que je confesse, que grande fut celle rage, qui s'imprima dans mon esprit, lorsque je luy laschay la bride, pour me soubmettre à la volonté d'une femme, mais toutesfois excusable m'esl[t]ant celle faute commune avecques tous. Maintenant qu'est-il de besoin donner à entendre à un peuple, de quelle sorte de passions et pointure je fus navré, sinon pour descouvrir plus appertement ma bestise ? Excusez pour Dieu ceste faute, Messieurs, et ne l'imputez à moy, ains à la force de mon destin, qui guide mes oeuvres celle part. Et bien que pour mon regard je n'en attende aucun fruict, qu'en mespris et contemnement de mon faitPasquier se sert du binôme synonymique - « mespris et contemnement » - pour accentuer ce concept. Axée sur le procédé rhétorique de l'amplificatio, cette construction contribue, d'un point de vue stylistique, à l'esthétique de l'ornement et de la redondance ; Pasquier y recourt à plusieurs reprises dans ses ouvrages et suit, de cette manière, la tendance de l'époque.: si pourrez vous vous rendre sages par ma folie, quand recognoistrez par ces lettres (discours certes de mes amoursPasquier insiste sur l'authenticité de la correspondance amoureuse, « reflet de sentiments réellement éprouvés » (Yves Giraud, « La dimension romanesque dans quelques ensembles épistolaires du XVIe siècle », dans Michel Clément, Pascale Mounier (dir.), Le Roman français au XVIe siècle, ou le renouveau d'un genre dans le contexte européen, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2005, p. 81-92).) d'une effrenée affection, la fin s'estre convertie en une desdaigneuse haine. C'est une histoire, m'en croyez, une histoire de ma folie, et ne dressay oncques ces epistres qu'ainsi ou qu'Amour, ou desdain le me les dictoit : [d]esquelles [I10r°]aucunes furent (peut estre) envoyées, les autres nonCes mots semblent démentir la véridicité des lettres échangées, en faisant ressortir les potentialités fictionnelles de la correspondance amoureuse ; face à cette ambiguïté, la lettre oscille donc entre le retracement de sentiments réellement vécus - « discours certes de mes amours » -, la fonction modelisante et la construction d'une dimension fictionnelle. Dans l'une de ses lettres, Pasquier déclare d'ailleurs etre favorable à la perspective fictive de la correspondance : « Ceste maniere de faire n'a pas pleu au bon homme Erasme, qui veut que sans fiction une epistre ait été envoyée. Et quant à moy, son jugement ne me plaist, parce qu'estant cecy pratiqué de la façon que je dis, il apportera profit et plaisir ensemble » (Les Lettres d'Estienne Pasquier, II, Lettre II, dans Les Œuvres d'Estienne Pasquier, Amsterdam, [imprimé à Trévoux], Compagnie des libraires associez, 1723, t. II, col. 30) ; en soutenant que cette pratique mêle l'agréable à l'utile, notre auteur fait appel à la conception horacienne : « Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci » (Épître d'Horace sur l'Art poétique, Avignon, Seguin ainé, 1831, v. 343, p. 36-37). , et les unes et les autres seulement faites pour plaisirLe mot « plaisir » est employé au sens de otium. Dans l’antiquité, le terme otium indiquait le temps que l’on consacrait aux activités de l’esprit, par opposition au negotium (affaires politiques, administratives) ; en insistant sur l’importance de l’otium, Sénèque le désignait en tant qu’instrument voué au bien-être moral de l’homme (voir Lucio Anneo Seneca, De otio, éd. I. Dionigi, Brescia, Paideia, 1983, 8, VIII, p. 154-157). Quant à Pasquier, il fait allusion à l’idée d’évasion liée à l’écriture, par opposition aux activités professionnelles du barreau de Paris, où il débuta en 1549 (sur cet aspect de la vie de Pasquier, voir Léon Feugère, Essai sur la vie et les ouvrages d’Étienne Pasquier, Paris, Firmin-Didot, 1818, p. 9) : « C’est en quoy je passe le temps, quand je me veux donner relasche de mes serieuses heures » (Les Lettres d’Estienne Pasquier, VIII, Lettre XV, dans Les Œuvres d’Estienne Pasquier, op. cit., t. II, col. 220). En dépit de ses engagements d’avocat, Pasquier ne manque jamais de se consacrer à la pratique d’une écriture constante – aussi bien en prose qu’en vers –, comme le témoigne la lettre adressée à Pierre Pithou : « Lorsque j’arrivay au Palais, […] je me mis à faire des livres, […] ce furent des dialogues de l’Amour sous le nom du Monophile, […] au milieu, tant de […] causes, que de l’estude que j’ay mise aux anciennetez de nostre France, je n’ay laissé de faire un vers, tantost François, tantost Latin, selon que l’objet m’en presentoit l’invention » (Ibid., VIII, Lettre I, col. 196-197). , si furent elles basties souz la charge de ces deux trahistres capitaines, qui à l'envy ont commandé sus mes esprits. Que pleust à Dieu que par esbat, et non aux despens, et de mon temps, et de mon corps je les eusse façonnéesIl est évident que l’auteur joue toujours sur la frontière entre le réel et le fictif, en insistant sur le caractère ambivalent des Lettres amoureuses. En effet, dans un premier temps l’écrivain soutient qu’il a façonné ses lettres « pour plaisir », mais dans un second temps il conteste cette affirmation (« Que pleust à Dieu que par esbat […] je les eusse façonnées »). L’ambivalence caractérisant la nature de la correspondance amoureuse ressort également des mots que l’auteur adresse à l’un de ses amis, Monsieur Buisson, à propos de cet ouvrage de jeunesse : « […] je vous accorde que ces lettres estoient une vraye folie. […] je veux aussi que vous m’accordiez, que c’estoit une belle folie, dont oiseux, je trompois l’oisiveté de ma jeunesse, par faulte de meilleur subjet » (Les Lettres d’Estienne Pasquier, VI, Lettre IV, dans Les Œuvres d’Estienne Pasquier, op. cit., t. II, col. 157). Si d’un côté Pasquier met en lumière la véridicité de sa « folie », de l’autre il laisse entendre que cet amour a été envisagé dans une perspective littéraire et se réclame de l’exercice de style. . Pour le moins ne sentiroy-je en moy l'amertume d'un regret : d'un regret di-je, non point d'avoir esté amoureux (jà ne plaise à Dieu que parole si mal digerée sorte jamais de ma bouche) mais d'avoir employé mes vœux à l'endroit de celle, de laquelle pour recompense je n'ay receu que deffaveur. Ce neantmoins vous verrez de quelle sorte je me suis esperdu et idolatré en elle. Voire vous diray plus, qu'encore est-ce icy le moins de ce que je fey oncques pour elle. D'autant que jamais basteleur ne feit faire plus de tourdions à un Singe, comme elle a fait de mon esprit. Chose à la verité merveilleuse, je ne diray point monstreuse, qu'à la poursuitte d'un [I10v°] object, un esprit se soit diversifié en si contraires manieres. Or si tel fut un temps son privilege d'ainsi se plaisanter de moy : maintenant est-ce la raison, qu'usant quelque peu de mes droits, aussi je me jouë de moy, et m'en joüant me submettre [submette] au langage de tous les hommes desquels les aucuns me prendront par avanture à risée, et les autres à compassion. Mais quant à moy, je proteste ressembler ceux qui ayans commis quelque faute, qui de soy n'est point pardonnable, taschent à trouver quelque satisfaction pour vaguer nuds parmi le monde [.] Ainsi me prosternant à un public, pour le moins pense-je accomplir le devoir de ma penitence : laquelle ne me sera point trop griefve, si je puis appercevoir un pauvre amant seulement, lisant ces presentes epistres, se donner telle consolation que tout miserable s'ordonne.[I11r°]