Abbaye de Pontigny
Excusez moi d'avoir mis si longtemps à vous répondre : je suis littéralement ecrasé sous le poids de la tâche "encyclopédique". Mise au point des manuscrits, redaction des soudures et des introductions, correspondance, correspondance, correspondance…
Enfin je ne veux pas vous encombrer de mes doléances…
J'ai été profondément touché du ton de votre lettre, et très heureux que votre première réaction n'ait pas été franchement répulsive. Vous doutez-vous comme, au milieu de ce pierrier ingrat, de cette moraine interminable – inhumaine – que je gravie si lentement, votre voix, venue d'un pays que je connaissais l'an dernier et où je remettrai les pieds
Comme si vous me rappelez qu'il y a autre chose dans le monde que les déserts pierreux, autre chose dans le travail que les tâches ingrates.
Peut-être est-ce d'ailleurs le même sentiment qui m'a poussé à vous envoyer la nouvelle et à souhaiter qu'elle soit publiée vite. Je vous dirais que j'avais longuement hésité à la sortir de son cadre et à la présenter seule. Une sorte de découragement profond devant le temps, la loi du temps, le recul
Votre projet de lecture publique – j'entends à un aussi nombreux aéropage – m'effraye un peu. Je n'ai pu encore m'y accoutumer l'esprit depuis ces quelques jours. Cela viendra sans doute. Mais il s'agit bien d'hommes, n'est-ce pas ? et d'hommes seuls ? Non pas que cette nouvelle ne puisse être lue à des femmes – des femmes la connaissent et certains veulent bien l'aimer beaucoup, fond et forme – mais des femmes dont je ferais connaissance ce jour-là même risquent d'agir sur (et de réagir à) la lecture de manière inattendue et imprévisible.
Quoiqu'il en soit, voulez-vous me dire quand, à quelle heure et où cette réunion dont vous parlez doit avoir lieu ? Excusez-moi de ne pas vous dire dès aujourd'hui si j'y viendrai : le travail forcené où je suis enfoui en est la principale cause. Et ne prenez pas la peine de m'écrire vraiment : jetez-moi seulement sur une carte la date, le lieu et l'heure. Est-ce que – j'y songe – il serait impossible que cette réunion (ou une autre analogue) fût reportée (ou aménagée) une huitaine de jours plus tard ? Samedi 23 ou dimanche 24 ? Il faut que je sois à Paris le 25 pour une conférence au Musée même devoir prévenir vos auditeurs du détail de ce qu'ils entendront – possible d'arranger quelque chose pour le 23 ou 24 ? Merci et pardon. Nous parlerons aussi de l'introduction, qui paraît vous avoir choqué (et pour cela nous nous rencontrerions avant cette réunion). La question est celle-ci : pensez-vous que la nouvelle puisse paraître sans le moindre commentaire ? Si je comprends bien votre recul devant l'introduction, il s'agirait de plus que de quelques phrases à modifier. Le principe même… Mais encore une fois, la conversation nous éclairera l'un et l'autre. En tous cas ce que je voudrais que vous sachiez dès maintenant – pour votre usage strictement personnel et pour notre amitié – c'est qu'il n'y a pas là l'ombre de d'une supercherie littéraire. Quant à la petite conjugaison, oh ! elle est si jolie !… Il y en a une comme ça à la tête de chaque nouvelle. Oui, j'apporterai la suite. Mais c'est très long. Même une seule nouvelle. Celle-ci est la plus courte. Je vous quitte pour me replonger dans l'architecture et dans l'art décoratif –
Plaigniez-moi et gardez-moi votre amitié. Demandez, voulez-vous, à Madame Paulhan de distraire pendant quelques secondes de sa pensée et de son sourire apaisants vers l'emmuré de Pontigny votre ami à tous deux