Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Pierre Abraham à Jean Paulhan (1<sup>er</sup> mars 1935) Abraham, Pierre (1892-1974) 1935-03-01 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1935-03-01 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

Abbaye de Pontigny (Yonne)

Le 1er mars 1935

Mon cher ami,

Savez-vous que depuis trois semaines bientôt, je me suis fait moine à Pontigny ? Le travail encyclopédique n'en exigeait pas moins, pour être mené dans les conditions de calme, de continuité et d'assiduité nécessaires à son achèvement. Il exigera encore d'autres semaines pareilles – combien ? Je ne sais pas encore. Mais tout va bien lentement. Ne vous étonnez donc pas de ne pas m'avoir vu ces temps-ci et ne m'en veuillez pas si vous ne me voyez pas bientôt, sauf au cas où…

La démarche que je fais aujourd'hui auprès de vous, je l'ai différée longtemps. Depuis plusieurs mois j'ai ce manuscrit avec moi dans mes papiers, attendant que je trouve le courage de vous l'envoyer. Pourquoi du courage, me direz-vous ? Parce que j'ai conscience de commettre un geste grave, très grave, oui, et qui engage lourdement l'avenir, en vous offrant pour les lecteurs de la nrf cette nouvelle de Menay.

Non que je doute d'elle. Je dirais que c'est, au contraire, parce qu'elle me semble des plus importantes, à beaucoup de points de vue, que j'ai si longtemps hésité. Importante à mùes yeux, certes – et pas seulement pour des questions de personne (là aussi je dirai : au contraire). Pour des questions qui touchent d'une part à la technique, d'autre part au sujet. Au reste je m'en explique dans la nécessaire introduction que j'ai rédigée ici pour elle.

Importante aussi à d'autres yeux. Les rares amis qui l'ont entendue lire l'ont considérée comme je l'ai fait, peut-être plus gravement encore. Un point de départ. Une sorte d'engagement moral. Et aussi une hésitation devant une erreur d'optique possible de la part du public – celle hésitation qui a précisément causé l'introduction. J'inclinais à présenter en bloc les quatre nouvelles dont il s'agit, ce qui supprimerait toutecaises d'erreur. Et j'attendais de pouvoir le faire à loisir. Les évènements m'amènent au contraire aujourd'hui à sortir du lot cette nouvelle-ci et à vous la tendre.

Je vous demande – par amitié avant que peut-être ce soit par jugement – je veux dire même avant d'y jeter les yeux – de l'accueillir avec cette même gravité et ce même sérieux qui sont les miens et ceux des amis qui la connaissent. Et de croire que votre décision est attendue avec autant de gravité, autant de sérieux.

Voilà bien de la solennité… Mais vous vous doutez que si j'ai attendu balancé des mois pour vous parler de cela, je n'agis pas aujourd'hui à la légère ni sans motifs. La publication, devant laquelle je reculais, diverses raisons – personnelles moins encore que publiques – me la font souhaiter, et souhaiter aussi proche que possible. Là encore, je ne suis pas le seul. Et je serais heureux de vous trouver du même avis.

Lisez donc, mon cher ami, lisez cela. J'aurais souhaité vous la lire moi-même : j'ai plusieurs foisces temps-ci été sur le point de vous demander une grande heure pour cela. Aujourd'hui où la chose acquiert son caractère d'urgence, je suis loin. Et d'ailleurs je ne voudrais pas – comme lecteur – risquer de vous duper sur la valeur d'un texte. Encore une fois – au risque de vous faire sourire – cette valeur ne fait pas de doute. Et j'ajouterai même, après avoir des mois durant pesé le pour et le contre au regard des lecteurs, que non seulement elle ne fera pas de doute pour eux, mais qu'elle leur fera enjamber les quelques objections de pudeur que je m'obstinais à opposer en leur nom à la publication. Quand j'aurai dit que c'est la plus pudique du groupe des quatre nouvelles, vous ne me demanderez pas les autres pour choisir.

La dernière personne à qui je l'ai lue a levé mes derniers scrupules – ou plus exactement les derniers scrupules que j'avais au nom de vos lecteurs – en m'affirmant que j'avais le plus grand tort de parler d'érotisme dans l'introduction, alors qu'il n'y en a pas trace dans la nouvelle – et en insistant très vivement pour qu'elle soit mise à la disposition du public, du large public, sans délai. Je pense néanmoins que j'ai raison de mettre les lecteurs en garde, précisement pour éviter les erreurs d'optique dont je parlais : on ne prend s'entoure jamais de trop de précautions en ces matières et il vaut mieux prendre une erreur à son compte que d'y provoquer le public.

Ai-je tout dit ? Non. Une chose encore et qui me tient à cœur. C'est à vous que j'adresse ceci le manuscrit. A vous nommément. Au cas où, avant de prendre une décision de publier, vous désireriez prendre un avis, je vous demande de ne la communiquer la nouvelle à personne avant de nous mettre d'accord sur le nom. Je ne l'ai pas conservée si longtemps dans le secret de quelques amités chères pour l'exposer au hasard d'un jugement hatif ou incompétent. Ou bien quelques amis, dont vous êtes, ou bien – d'un seul coup – tout le monde. Mais pas de demi-mesures avec un objet de cette nature-là. Un explosif doit être manié par des mains précautionneuses – ou alors éclater.

Si donc vous vouliez "en parler", dites-le moi, et à qui. Je viendrais (nous prendrons rendez-vous pas téléphone), nous nous mettrons d'accord et au besoin je ferais une lecture. Mais je vous en conjure, ne laissez rien "filtrer", ni maintenant, ni dans l'intervalle. Il ne s'agit pas de tactique littéraire, je vous prie d'en être certain, mais de précautions nécessaires pour une chose qui porte l'étiquette : DANGEREUX, A NE PAS MANIPULER BRUSQUEMENT.

Je crois Le texte est surligné depuis "maintenant" jusqu'ici.d'ailleurs qu'avec tous ces avertissements je vais finir par vous faire peur pour la nouvelle ou pour vos lecteurs, ce qui est le contraire de ce que je cherche et le contraire de ce qui doit être… Et je suis plus impatient que réellement inquiet sur la nature exacte de vos sentiments devant un pavé de ce calibre.

Croyez-moi, mon cher mai, bien amicalement à vous et transmettre, voulez-vous, à Madame Paulhan l'expression de mes bien respectueux souvenirs

Pierre Abraham

J'envoie ceci par exprès, pour qu'elle que la nouvelle vous parvienne un dimanche, jour où l'on ne distribue pas les recommandés