Votre question sur le contenu de la NRF me jette dans un tourbillon de pensées au milieu desquelles domine l'allégresse. Je suis entièrement totalement de votre avis. Et pour vous prouver que je ne formule pas en ce moment une critique contre la composition actuelle de votre revue, je vous confierai qu'à la création d'Europe, et pendant plusieurs années, j'ai insisté de toutes mes forces auprès des directeurs d'alors (qui étaient Cremieux et Bazal) pour qu'ils en fassent un organe plus vivant, serrant de plus près la vie. Insistance désintéressée, puisqu'elle émanait d'un lecteur, et que ce lecteur ne prévoyait pas, alors, qu'il pourrait changer d'emploi du temps et prendre la plume du rédacteur.
C'est avec la même optique – celle du lecteur – que je reprends aujourd'hui pour la NRF mes arguments de naguère.
Une revue est, grosso modo, scindée en deux tronçons : le tronçon anthologique et le tronçon critique – ou plutôt "chroniques". Il n'est pas question de mordre sur la partie anthologique, qui dans la NRF reflète bien souvent avec fidélité les tendances les plus précieuses de la pensée ou de l'art contemporains. Et c'est la continuité même
Quant à la partie "chroniques" de toute revue, elle doit à mon avis avoir pour première tâche celle du renseignement et de la documentation. Aussi large, aussi rapide (après l'évènementMercure" et c'est encore la raison de sa survie. Car – sauf Pierre Lièvre et peut-être quelques autres dont le nom ne me vient pas immédiatement à l'esprit – la terne personnalité des teneurs de rubriques, leur affiliation plus ou moins avouée à l'A.F., ne paraissent pas justifier aujourd'hui comme autrefois cette "chronique de la quinzaine" pour laquelle on achetait le Mercure. Si donc certains continuent à l'acheter, c'est qu'il y a tout de même dans son principe documentaire une force indépendante des rédacteurs. Agglomérer cette force à une revue mensuelle, la décupler par le choix de rédacteurs que le présent, que l'évènement, que la vie en un mot, – intéressent, il me semble que c'est une ligne de conduite tentante. Cremieux m'avait, à l'époque, répliqué par des arguments qui ne tenaient pas debout, et au premier rang desquels figurait la différence organique entre une revue bimensuelle et une revue mensuelle. Je vous cite ceci par acquis de conscience, tout heureux de voir une "revue mensuelle" – en votre personne – mettre à son programme l'étude d'une documentation plus complète et plus "actuelle" (au sens de la rapidité de publication)
Donc, comme lecteur, je ne puis que vous dire ma joie de pouvoir bientôt compter sur la NRF du point de vue documentaire.
Evidemment, il y a des difficultés : la première, il me semble, pour une revue, est une question d'impression et de mise en pages. Je ne me rappelle pas quel délai il vous faut entre les épreuves et la publication, mais quel que soit ce délai, il y a intérêt à l'écourter. Sans cela – et à supposer que ce soit quinze jours – l'évènement relaté ou commenté est vieux d'au moins trois semaines : inadmissible.
Sans empiéter sur vos prérogatives et vos responsabilités, je crois que le rédacteur en chef de toute revue désireuse de serrer un peu l'actualité à intérêt à faire comprendre et admettre le serrage des délais par son imprimeur, son brocheur, etc.
Et, si la partie anthologique ne peut evidemment pas se manier avec cette rapidité, si même une partie de la section "chroniques" exige plus de temps et de reflexions, pourquoi ledit rédacteur en chef ne limiterait-il pas à un cahier (est-ce seize pages ?) son "impression-express" de l'actualité du mois, cahier dont la fabrication serait réservée pour la dernière heure et activée par l'imprimeur ? Il disposerait ainsi chaque mois d'un cahier – qui pourrait au besoin porter un titre spécial – et qui jouerait pour la revue le rôle de la "Dernière heure" des quotidiens.
Quant à la rédaction de ce cahier, il y faudrait découvrir une technique spéciale. Cela n'ira pas sans doute sans tatonnements ni erreurs. Car il ne s'agit pas – il ne s'agit en aucune manière – de tomber dans le journalisme, serait-ce le journalisme hebdomadaire, serait-ce le journalisme mensuel. Il faut que la redaction documentaire soit assurée par des gens qui – à coup sûr aient le goût de hasarder des opinions sur des évènements tout frais – mais qui par tendance puissent présenter leur série d'évènements dans un éclairage d'ensemble. C'est pourquoi vos notes brèves d'une demi-page peuvent effrayer, par la torsion concise qu'elles risquent d'infliger à l'évènement commenté. Je me demande si, de ces évènements, vous pourrez obtenir une description et une interprétation valable, en si peu de lignes. A vue de nez, et sans y avoir autrement réfléchi, je dirais en moyenne une page, avec latitude d'aller jusqu'à deux. Mais là, c'est l'expérience, et les facultés diverses de vos rédacteurs, qui vous renseigneront sur le "standard" définitif.
En ce qui concerne vos sujets, entièrement d'accord sur tout ce que vous envisagez, y compris les évènements privés, y compris – mais oui, mais oui – les NRF un Cri de Paris mensuel, mais qu'il serait précieux d'y trouver l'envers des actes officiels, ces vérités que nous cherchons tous un peu partout, et que nous fournissent avec trop de parcimonie les publications les plus libérées d'attaches avec le – ou les – pouvoirs. Notez d'ailleurs que, pour publier cela, il n'est pas besoin de faire de politique, au sens partisan du terme. Situer les hommes d'Etat, les négociateurs de tout genre et de tout poil, dans la vie. Et non pas cette [region ??] factice où on les représente avec un cerveau pareil à une machine à calculer, ou à pondre des textes : leurs admirateurs ou leurs détracteurs font d'ailleurs la même erreur documentaire – preuve qu'ils s'inclinent, comme toujours, à la facilité qui est l'abstraction d'abstraire l'homme hors de l'humain.
J'en viens à la question que vous posez "in cauda". Toutes vos rubriques projetées m'intéressent et très fort. Surtout, vous le savez, les films, les pièces et les concerts. Mais n'avez-vous pas déjà une équipe de rédacteurs pour les uns et pour les autres ? Ceci est une interrogation. Si la réponse est négative, je m'embauche volontiers. Par contre, je relève dans votre liste une lacune, une lacune hénaurme [sic] !
Que faites-vous donc, Ô propriétaire d'un poste, de la T.S.F. ? Quelle merveilleuse, quelle riche matière, et qui touche à tous les domaines de l'actualité vivante !
J'avais été saisi au printemps dernier des possibilités qu'elle ouvrait à un commentaire animé des évènements. J'en ai fait un ou deux articles, à l'époque, pour l'Europe Nouvelle (entre autre sur Hitler et sa voix, si évocatrice d'une politique, pour elle-même, comme reflet d'une civilisation, et non pour les œuvres que, faute de nourriture suffisante et suffisamment moderne, elle est réduite à transmettre. Car c'est une forte mangeuse : un gargantua sonore.
Un jour de cet hiver, j'ai raconté à Lalou tout ce que j'y voyais comme apport – ou plutôt comme support de commentaires – et il a dû en parler tout chaud à Brémond, de la Revue des vivants, en lui demandant de m'ouvrir une rubrique mensuelle. Je ne sais – sortant fort peu, comme vous savez, – ce qu'est devenu ce projet. Je crois que Brémond est actuellement freiné par les projets de Radio-Paris, dont il fait partie ; et dont il ne voudrait pas qu'on pût croire qu'il fonde une rubrique pour soutenir sa candidature (???). Considerez ce que je vous dis de la T.S.F. comme une conversation amicale entre vous et moi – et n'y faites pas intervenir le rédacteur en chef de la NRF. S'il s'y intéressait, il faudrait, je pense, que fût précisé l'état de la question à la R.d.V.
Une autre lacune: les disques. Les admirables disques ! Mais là aussi, je pense que vous avez votre équipe toute prête ?(1) Avez-vous entendu le disque Hitler 21 mars ?
Excusez ce bavardage qui s'allonge – mais c'est une preuve que vous m'avez mis en marche.
(1) Sinon, voilà ce qui me passionnerait au premier chef : mais je ne voudrais susciter parmi les "concurrents", de jalousie… ou de rancune… Il y a des choses entièrement neuves à dire sur les enregistrements et les conduites d'orchestre.