Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Pierre Abraham à Jean Paulhan, 1932-04-27 Abraham, Pierre (1892-1974) 1932-04-27 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1932-04-27 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
27 avril 1932

Mon cher ami –

Vous me tentez. Vous me tentez beaucoup. Il faudre que nous parlions ensemble de ce projet sur la dissymétrie, et que nous examinions comment – justement – rendre la question abordable pour des lecteurs qui n'y sont en aucune manière préparés. Je veux dire : dont les facultés d'observation n'ont pas été antérieurement affutées (comme c'est le cas pour les participants à un congrès d'anthropologie) ou dont l'attention n'est pas spécialement exercé sur / au convoquée pour le déchiffrage d'un individu (comme c'est le cas pour les lecteurs d'un numéro spécial sur Goethe) – Attaquer les gens sans prétexte, c'est partir en guerre sans "préparation morale". Ça se fait, nous le savons : encore y faut-il un plan de combat solidement adapté. C'est sur à ce plan de combat que je réfléchis, et c'est pour lui que je viendrai faire appel à votre expérience comme à votre sagesse. Car il ne s'agit pas d'offrir une amusette aux gens, style vulgarisation scientifique ou style jeu de société.

Vous comprenez bien que la difficulté consiste à forcer les gens à garder le nez collé sur une image assez longtemps pour que, malgré eux, les traits du visage qu'ils considèrent s'impriment dans cette partie reculée d'eux-même ou lentement, pesamment, en renâclant, s'élaborent les jugements. Toute l'éducation actuelle du lecteur (cinéma, hebdomadaires illustrés, publicité) est orientée sur la vitesse et le clin d'œil. La seule exigence d'une étude comme serait celle-ci, c'est la lenteur et l'insistance du regard. Aussi ne sera-t-elle lue avec profit que par ceux de vos abonnés qui habitent une agglomération de moins de 10.000 habitants…

Forcer les gens à regarder, cela s'obtient assez facilement en conférence. Et c'est jusqu'à présent la seule supériorité que je reconnaisse à la conférence sur l'imprimé. La seule méthode qu'on ait jusqu'ici trouvé pour l'imprimé, c'est de traduire lenteur par longueur : elle ne convient pas toujours, dans le cas présent ; car on ne peut s'attarder interminablement à parler d'une racine de nez ou d'une narine, à plus forte raison recommencer pour un second, pour un troisième et pour un dixième nez. C'est pourquoi je suis mal satisfait des notices trop courtes auxquelles j'ai du borner mes exégèses des portraits de Goethe : chacune est trop courte, et la répétition risque d'en être lassante (notez que je parle aussi bien pour le scripteur que pour le lecteur : dans le torrent d'impressions bousculées et bousculantes qu'apporte un visage, choisir cinq lignes à la fois caractéristiques et précises, c'est un terrible exercice d'assèchement)

Seconde difficulté : choisir des figures telles qu'on ait pas besoin de commencer par tout un cours d'histoire politique, d'histoire littéraire, d'histoire etc. pour les définir suffisamment aux yeux du lecteur. Et avoir pour ces figures des documents rigoureusement de face, éclairés de façon rigoureusement égale des deux côtés. Savez-vous que – la recommandation ayant pourtant été transmise à Weimar – j'ai dû refuser les premières épreuve qui m'ont été soumises du masque de Goethe et que – très gentiment d'ailleurs – le conservateur en a fait refaire d'autres ? C'est que le jeu des ombres sur un visage est un piège terrible, et un aliment trop facile à une discussion vaine : une "erreur d'expérience" qu'il faut éliminer avant de commencer. Trop de gens (parresse ou mauvaise foi) sont intéressés à rejeter sur les ombres inégales la cause des dissymétries et leur interprétation. Cette méfiance où je suis vis-à-vis du jeu des ombres élimine un grand nombre de portraits peints pour ne guère laisser comme documents utilisables que les bustes (rephotographiés), les masques (d°), et les photographies anthropométriques.

Notez que cela fait assez de matériaux pour que l'on puisse songer sérieusement à les mettre en œuvre. Je verrais très bien, par exemple, la chose conçue comme une amplification de la communication au Congrès du Portugal, c'est-à-dire débutant par une sorte de chronologie du portrait (ou plus exactement de la représentation humaine). Nous aurons tout ce qu'il nous faut au Louvre, à Chantilly, etc. et je pense que nous pourrons trouver un photographe assez amoureux de son métier pour faire avec passion même ce que nous lui demanderons.

Seconde partie : étude des dissymétries sur les figures nommées, via bustes ou masques. Malheureusement les masques (j'en ai un admirable recueil) sont mortuaires, c'est-à-dire déformés par la maladie ; et les bustes sont… déformés par les sculpteurs. Le masque du vivant est une chose excessivement rare.

Troisième partie : étude des dissymétries via la photographie seule. C'est-à-dire a) question anthropologie – les races, etc. ça, ça va tout seul en raison de l'abondance et de l'excellence des documents b) question criminologique – c) sur figures nommées. Il faut admettre en principe qu'il n'existe aucune photographie de face, avec éclairage égal, de ce qu'ont peut appeler pour simplifier les célébrités. Un photographe digne de ce nom s'estimerait deshonoré s'il fournissait un document loyal et véridique. Chez Nadar seul on risque de trouver ça et là du vrai solide, mais il s'agit d'une période déjà ancienne. Pour les "célébrités" d'aujourd'hui j'ai renoncé depuis longtemps à trouver, autrement que par accident, du document sérieux – Seuls les amateurs photographient encore de façon probe. Mais voici peut-être ce qu'on pourrait envisager. Je découvre la chose au bout de ma plume et vous la livre tout à trac comme elle me vient. S'entendre avec un jeune photographe que la chose intéresserait et constituer une galerie de contemporains. J'avoue que l'idée m'en séduirait. Vous comprenez : établir fortement la chose dans les première et deuxième parties (historiques) et dans une troisième partie (anthropologie et criminologie). Puis s'en servir et l'appliquer dans la découverte de visages contemporains, qui formerait dès lors une quatrième partie extensible suivant le nombre des visages que l'on grouperait, suivant l'intérêt qu'y trouveraient les gens, etc. Je n'ai pas uneLa suite se trouve sur la page précédente, à la verticale dans la marge gauche. minute de plus pour vous détailler le foisonnement d'idées qui brusquement font irruption pour l'application à nos contemporains volontaires de cette analyse photographique, doublée des reconstitutions droite et gauche : mais il faut que je me sauve au Théâtre Montparnasse où vous savez que je joue tous les jours – le rideau n'attend pas, hélas ! – Je vous disais que l'idée me séduit : voilà longtemps en effet que je souhaite m'occuper plus des vivants que des mots, en matière – disons de "critique" – et cette matière-ci serait doublement attrayante. Mais réfléchissez-y, cela ferait peut-être un trop gros morceau – ( il faut qu'il soit gros pour être établi pour le lecteur) – J'y vais penser de mon côté. Et nous en parlerons, soit que je puisse passer à la NRF un de ces jours (quels sont les jours où on vous trouve sûrement ?) soit que vous veniez me voir au théâtre un soir ou le dimanche en matinée ?

Je me sauve à Paris. Amitiés à vous, Hommages autour de vous.

Pierre Abraham Je vous envoie la notule Balzac.