Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Pierre Abraham à Jean Paulhan, 1931-03-26 Abraham, Pierre (1892-1974) 1931-03-26 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1931-03-26 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
Le 25 mars 1931

Mon cher ami, voici des jours et des jours que j'aurais voulu courir à vous et vous dire la part que je prends au deuil qui vous frappe. Les mots, quoiqu'on en aie, ont en de telles circonstances un son de banalité qui les rend aussi pénibles – et horribles – à écrire qu'à lire écrits. Et c'est cette banalité même que j'aurais voulu nous éviter, à vous comme à moi. Car le sentiment qu'ils traduisent n'a rien – je voudrais que vous le sentiez, – de convenu ni de conventionne[l].

Je ne sais rien des rapports qui existaient entre votre père et vous : je veux parler de ces rapports d'homme à homme, où les liens familiaux interviennent si peu, et qui pour chacun d'entre nous, pour chaque paire de nous, empruntent un visage si particulier, cela en dehors des ou au-dessus des parentés. Mais si, hors la chaîne naturelle je ne sais pas quelle sorte de chaîne liait vos deux esprits, je sais très bien quelle sorte de perte, quelle sorte de vide la disparition de votre père a creusé. Et c'est devant ce creux brutalement imposé que je voudrais vous dire combien je désirerais que vous me sentiez proche de vous. La seule fois où il m'ait été donné d'approcher votre père – ce déjeuner du Palais Royal de l'an dernier – j'ai été infiniment frappé par la haute affabilité de son accueil et par cette dignité qu'il savait mettre si naturellement dans ses rapports avec des êtres plus jeunes que lui. Et je suis heureux que l'occasion m'ait été offerte de pouvoir échanger avec lui ces quelques paroles qui permettent de transformer une entité en un être et l'être lui-même en quelque chose de beaucoup plus proche que ce bref contact ne l'aurait laissé supposer. Il n'est pas possible que même vous – je veux dire même un fils devant son père – n'ayez pas éprouvé d'une certaine manière cette qualité singulière : parmi les choses que vous avez perdues en le perdant, c'est cela que je connais, c'est cette perte dont je vous plains. Au reste, je crois savoir qu'il était depuis longtemps – depuis toujours peut-être – assez détaché de l'amour de vivre pour que cesser de vivre ne lui ait point été arrachement : et, tout compte fait, c'est cela seul qui importe. Il est affreux de voir partir des êtres qui aiment vivre, qui escomptent le futur de leur propre existence. Il n'est pas moins affreux de voir partir des êtres qui déjà ont renoncé à cette sorte charnelle d'attachement : mais pour eux, à cet instant, il faut s'en fier à eux et les remercier d'avoir compris la nature assez intimement pour souder, sans effroi ni haine, le non-être à la vie.

Je voudrais que vous sachiez, mon cher ami, avec quelle intensité j'ai pensé à vous depuis que j'ai su votre père mortellement atteint, et combien je crois être proche de vous et des vôtres

Pierre Abraham