Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Pierre Abraham à Jean Paulhan, 1930-12-11 Abraham, Pierre (1892-1974) 1930-12-11 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1930-12-11 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Le Chesnay

11 décembre 1930

Mon cher ami – Si vous ne me disiez pas qu'il s'agit d'un imbécile (je ne le connais pas et je n'ai rien lu de lui), je sauterais sur ma plume : rien ne m'agace plus qu'un contre-sens – et le sien est magistral. Il ne perdra rien pour attendre. Et – sauf le cas où vous préféreriez ne m'avoir pas communiqué ce mot – je compte vider le débat en trois lignes sur la première page de l'exemplaire que je lui mitonne.

Quant à ce que vous me dîtes de l'existence du rédacteur en chef… Vous rappellerai-je que vous aviez naguère traité ce Proust de courageux ? Depuis que vous m'avez annoncé votre intention d'en publier des extraits, depuis surtout que vous avez insisté pour avoir un fragment de la première partie, il me restait de votre mot une gêne dans l'esprit. De vous et de moi, je pensais que le plus courageux n'était pas celui que vous disiez.

Les conséquences m'enseignent que j'avais – que j'ai – raison. Car de vous et de moi, c'est vous qui êtes au contact du public, c'est vous qui supportez la première vague de ses réactions. Et l'on peut imaginer qu'il existe parfois des réactions plus nocives et plus directes que celles du public. Bref, j'ai l'impression que c'est vous qui êtes au front, et – constatation assez nouvelle pour m'être pénible – que c'est moi qui suis embusqué aux usines.

J'entends bien. Je sais ce que vous me répondriez si vous en aviez le loisir. L'auteur, lors même qu'il vit retranché dans le bastion d'une solitude à peu près ignorante des flux et des reflux, lors même qu'il place le témoignage lointain au-dessus des persuasions directes, – l'auteur laisse toujours traîner un morceau de sa moelle vive sous les pieds du lecteur. Oui.

Mais il y a bien des manières de concevoir le rôle de rédacteur en chef. La très courte expérience que j'en ai, par trois ou quatre contacts, m'apprend que, mis à part le simple guichetier de maison de commerce, il faut distinguer l'homme de lettres de l'homme tout court et, chez celui-ci, le courage de groupe du courage individuel – le seul qui compte.

Me permettrez-vous d'ajouter que ce genre d'expérience à précisément servi à fabriquer le ciment dont est bâti l'amitié que je vous porte ? Et je voudrais que vous sachiez qu'il ne s'agit pas d'un mot hasardé. Ni prodigué.

J'aurais voulu venir vous voir demain. Mais je serai pris toute la journée chez Rieder par mon "service", que plusieurs empêchements matériels ont déjà trop retardé.

Merci pour les exemplaires de la Revue. Je n'ai pas le cœur à chicaner le correcteur sur deux modifications de syntaxe, d'ailleurs légères.

Voudriez-vous faire poster ici – ou faire porter demain chez Rieder la copie du Proust complet ? Si vous l'avez encore, c'est le seul texte non remanié qui me reste, et dont j'aurais besoin.

Voici la note sur Wallon. Je voudrais qu'avant de la publier vous la relisiez attentivement, ou que vous la fassiez lire autour de vous par quelqu'un qui connaîtrait le livre. Il m'est nécessaire de savoir que je n'amplifie pas à tort sa valeur et sa portée. Cette demande exceptionnelle provient du fait que je suis lié avec Wallon et que je puis même me dire son obligé. L'"obligation" est légère, sans doute, (il s'agit d'une conférence annuelle à son Institut) mais, à son tour, elle m'"oblige" à ces précautions. Tout ce que je veux préciser ici, c'est que les questions soulevées par lui me semblent d'une gravité qui frise l'urgence et qui appelle la discussion publique.

Nous parlions de courage – j'ai admiré l'article de Jean Schlumberger. Je le lui aurais déjà écrit si je n'avais été retenu par le hasard de notre conjonction au sommaire et par le spectre de fausses interprétations. Il dit bien ce qu'il faut dire.

J'ai fini par repécher l'intitulé de Kretschmer : c'est La structure du Corps et le Caractère. Titre qui fait mal augurer de la traduction.

A vous, en pleine amitié.

Pierre Abraham