51 rue Boussingault
Paris XIIIe
Cher ami,
Merci de l’invitation pour le 23 ; Jean-Michel et moi aimons l’artifice dans les feux et nous réjouissons à l’idée d’en admirer bientôt les progrès ; nous serons plus heureux encore de vous revoir et de jouer, peut-être, au ping-pong avec votre petit-fils, imbatttable, m’a-t-on dit, dans cet exercice.
En vous souvenant de moi, vous attisez les remords qui ne m’ont pas quitté depuis votre lettre sur Roger Caillois et les rêves.
Pardon de vous répondre si tard. Je voulais prendre mon temps pour réfléchir. C'était bien inutile. J'ai réfléchi et je suis toujours convaincu que ce qui compte ici n’est pas telle interprétation psychologique ou philosophique du rêve, mais le rapport du rêve et de la sensibilité.
Vous avez très bien vu que le problème des idées et de la réalité, - comme celui du rêve et de la réalité -, ne peut en fin de compte se résoudre qu’ « à force de sensibilité ».
Dans la conférence qu’il a faite à la Société française de philosophie et que j’ai entendue, Roger a nié l’existence des rêves.
Il ne lui reste plus maintenant qu’à nier l’existence des idées, car il est au moins aussi troublant d’avoir des idées que des rêves.
J'ai cru autrefois que Roger tentait et poursuivrait une expérience dangereuse, mais féconde, à la limite de la science et de la sensibilité.
Aujourd’hui, il craint les pouvoirs et les découvertes de la sensibilité.
C'est cette fuite dans le rationnel qui m’inquiète.
Les grands responsables, « ceux qui ont influencé Roger C. dans ce sens », sont en premier lieu Dumézil (que je trouve un très curieux personnage, mais néfaste pour ceux qui se laissent prendre à ses jeux : je l’appelle « Baron Samedi ») et Yvette Billod, actuellement Cottier (qui, lorsqu’elle était la femme de Roger, luttait contre sa sensibilité, parce qu’elle craignait toute aventure), puis à un moindre degré Victoria Ocampo (qui a eu un peu la même attitude qu’Yvette, mais dont l’influence s’est surtout exercée sur le plan moral).
Dans l’art et la littérature, qui m’intéressent, cette fuite ne peut que tout fausser.
Pour Roger, qui me touche et auquel je suis très affectueusement attaché, elle est une menace d’appauvrissement, de déception et de chagrin.
Jean-Michel se joint à mois pour vous envoyer nos affectueuses salutations.
A dimanche donc, sous le feu....
Fidèlement
vôtre