Lundi 7 mai. [1951]
Cher Jean Paulhan,
« Vous ne tenez pas vos promesses, » cette remarque – ce reproche – m’atteint au vif. Je rumine là-dessus depuis vendredi, parce que votre observation va très loin, qui exprime un jugement cruel, mais juste. Comment faire comprendre qu’il me soit plus difficile qu’à beaucoup d’autres de tenir mes promesses ? Le passage du projet entrevu, où l’imagination se prend à flamber à l'acte, quand la contrainte n’exerce pas, de l’extérieur, une pression capable de vaincre l’orgueil, la vanité, la paresse et le scrupule, est une épreuve torturante. Entre ce qui pourrait et devrait être, et ce qui est, tant d’obstacles sont tout à coup dressés !
Permettez-moi d’en dire un mot – D'abord ceci, que je me sens misérablement seul, sans conseil ni ami sûr et confiant qui me fournisse des points de repères. Il faudrait en finir une bonne fois avec le doute paralysant, avec le sentiment du porte à faux, l’inadaptation etc. Mais comment y parvenir, quand le langage même qui devrait en triompher me paraît de jour en jour plus étranger ? Ceci ensuite, que j’ai commis tant de bévues, tant de faux-pas, depuis que je vis à
Il y a toujours, dans les regards que je vois posés sur moi, comme une inquiétude et un soupçon. Le pire est qu’ils sont justifiés, au fond, parce que ma réalité intérieure, mes valeurs, me semblent différer profondément de celles d’autrui. Il y a cette part réservée, incommunicable, non délivrée encore, et qui me tient prisonnier. Tout est dès lors spectacle et jeu entre acteurs masqués. Mais dès que je suis convié à monter sur la scène et à jouer ma partie, je n’y suis plus, ignorant les règles et ne croyant pas au jeu. Il s’ensuit que je joue faux, interprétant mal les répliques de mes partenaires d’un moment ; ma voix déraille, ne peut tenir le ton et la mesure. Je le sens aussitôt, j’en souffre,
Où serait la valeur ?
Dans une œuvre, sans doute. Mais voici le plus pénible. J'ai choisi mes maîtres parmi de si hauts poëtes, qu’il me faudrait être un monstre d’innocence ou de vanité. Ce que je ne suis pas. L'intelligence qu’on me reconnaît parfois, et que certaine habileté à parler, à tirer profit sur le moment d’une information très commune incline les naïfs à surestimer, ne m’est d’aucun secours. Au contraire.
J'en suis venu à un tel degré de méfiance d’autrui et de moi que je ne sais plus à qui parler, à qui confier mon désespoir.
Voici donc, cher Jean Paulhan, dans quel climat moral j’essaie en vain d’écrire un texte sur Gide. J'ai pris les notes. Dès qu’une voie semble s’ouvrir, je m’aperçois que c’est un cul de sac. Mon expérience de l’écrivain et de l’homme, que j’aime et révère, mais ai toujours considérés d’un œil lucide, est, j’en suis sûr très profonde. Mais comment l’exprimer en quelques pages, en respectant des rites auxquels je dénie toute valeur ? Je suis plus empêché que quiconque de parler en l’occurrence.
Je le ferai pourtant, aussi bien qu’il me sera possible, précisément parce que je vous l’ai promis.
Affectueusement à vous