Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Jean Amrouche à Jean Paulhan, 1951-05-07 Amrouche, Jean (1906-1962) 1951-05-07 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1951-05-07 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
IMEC, fonds PLH, boîte 90, dossier 096833 – 7 mai 1951
Français

Lundi 7 mai. [1951]

Cher Jean Paulhan,

« Vous ne tenez pas vos promesses, » cette remarque – ce reproche – m’atteint au vif. Je rumine là-dessus depuis vendredi, parce que votre observation va très loin, qui exprime un jugement cruel, mais juste. Comment faire comprendre qu’il me soit plus difficile qu’à beaucoup d’autres de tenir mes promesses ? Le passage du projet entrevu, où l’imagination se prend à flamber à l'acte, quand la contrainte n’exerce pas, de l’extérieur, une pression capable de vaincre l’orgueil, la vanité, la paresse et le scrupule, est une épreuve torturante. Entre ce qui pourrait et devrait être, et ce qui est, tant d’obstacles sont tout à coup dressés !

Permettez-moi d’en dire un mot – D'abord ceci, que je me sens misérablement seul, sans conseil ni ami sûr et confiant qui me fournisse des points de repères. Il faudrait en finir une bonne fois avec le doute paralysant, avec le sentiment du porte à faux, l’inadaptation etc. Mais comment y parvenir, quand le langage même qui devrait en triompher me paraît de jour en jour plus étranger ? Ceci ensuite, que j’ai commis tant de bévues, tant de faux-pas, depuis que je vis à

Paris ; qu’on a porté sur moi tant de jugements perforants ; que je n’ai eu d’autre ressource, après avoir perdu tous mes amis, que de vivre retiré, exclu d’une communauté qui ne pouvait sans doute pas m’accueillir. Mettons que je suis trop sensible à mon propre drame, que je me sois mépris et me méprenne encore sur le comportement de tel ou tel à mon égard. Cela ne va pas jusqu’à la manie de la persécution, encore que l’état où je suis y ressemble fort. Bref, je suis comme un bourdon affolé qui donne de la tête contre des vitres. Entre le monde et moi, cette glace sans tain que je ne parviendrai pas à brider, et dont je sais pas m’accommoder.

Il y a toujours, dans les regards que je vois posés sur moi, comme une inquiétude et un soupçon. Le pire est qu’ils sont justifiés, au fond, parce que ma réalité intérieure, mes valeurs, me semblent différer profondément de celles d’autrui. Il y a cette part réservée, incommunicable, non délivrée encore, et qui me tient prisonnier. Tout est dès lors spectacle et jeu entre acteurs masqués. Mais dès que je suis convié à monter sur la scène et à jouer ma partie, je n’y suis plus, ignorant les règles et ne croyant pas au jeu. Il s’ensuit que je joue faux, interprétant mal les répliques de mes partenaires d’un moment ; ma voix déraille, ne peut tenir le ton et la mesure. Je le sens aussitôt, j’en souffre,

mais je sais qu’aucun réglage n’est possible.

Où serait la valeur ?

Dans une œuvre, sans doute. Mais voici le plus pénible. J'ai choisi mes maîtres parmi de si hauts poëtes, qu’il me faudrait être un monstre d’innocence ou de vanité. Ce que je ne suis pas. L'intelligence qu’on me reconnaît parfois, et que certaine habileté à parler, à tirer profit sur le moment d’une information très commune incline les naïfs à surestimer, ne m’est d’aucun secours. Au contraire.

J'en suis venu à un tel degré de méfiance d’autrui et de moi que je ne sais plus à qui parler, à qui confier mon désespoir.

Voici donc, cher Jean Paulhan, dans quel climat moral j’essaie en vain d’écrire un texte sur Gide. J'ai pris les notes. Dès qu’une voie semble s’ouvrir, je m’aperçois que c’est un cul de sac. Mon expérience de l’écrivain et de l’homme, que j’aime et révère, mais ai toujours considérés d’un œil lucide, est, j’en suis sûr très profonde. Mais comment l’exprimer en quelques pages, en respectant des rites auxquels je dénie toute valeur ? Je suis plus empêché que quiconque de parler en l’occurrence.

Je le ferai pourtant, aussi bien qu’il me sera possible, précisément parce que je vous l’ai promis.

Affectueusement à vous

Jean Amrouche