Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Marcel Arland à Jean Paulhan, 1952-08-23 Arland, Marcel (1899-1986) 1952-08-23 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1952-08-23 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
[1952]
Dimanche 23 aout
Cher Jean,

je ne t’ai pas écrit, parce que sans cesse en déplacement, et dans des conditions souvent rudimentaires. Et puis j’aurais trop à t’écrire sur cet étrange pays, si vieux et si jeune. J’y ai trouvé quelques-uns des plus beaux paysages que j’aie vus. Aujourd’hui, dans une jeep, excursion jusqu’à celtigne, à travers un enchevêtrement de montagnes. Des lieux sublimes ; une terre farouche ; ici et là de petites chapelles avec des fresques du moyen âge : art singulier, entre Byzance et Assise. Soudain Cettigni, l’ancienne capitale : une petite ville d’eaux française, la plus humble (10.000 h. [habitants]), avec 2 palais invraisemblables : l’un de [Négasc?], le poète-prince-prêtre romantique, l’autre du dernier roi : une grosse maison bourgeoise de notre second empire (ornée d’ailleurs des portraits de Napoléon III et d’Eugénie, à côté des photographies de tous les rois et princes d’Europe ; un effarant mobilier français, turc, chinois, viennois; comme je m’en étonnais : « Que voulez-vous ! m’a dit le guide. Nous avons toujours fait la guerre. »

La France jouit encore d’un assez grand prestige. On m’a parlé du dernier article de Sartre, que l’on désapprouvait, de la dernière traduction de Lucien Leuwen, de la Table ronde, etc.; tel journaliste qui n’avait rien lu de moi, avait pourtant lu sur moi un article, d’où il avait conclu que je suivais une voie parallèle à celle de Thomas Mann.

Dans un village de la montagne, vit la Jeanne d’Arc du Monténégro C’est une ancienne bergère, qui conduisit ici la résistance; on la traite en héroïne nationale. Mais, la paix venue, il est difficile pour une bergère de vivre en héroïne nationale ; celle-ci ne quitte pas son fusil, même pour garder ses moutons.

Tous les monténégrins ont été des résistants. La Libération venue, gagnés par l’exemple, ils ont voulu tout mettre en commun ; mais que mettre en commun, sinon leurs pierres. Beaucoup quittent les villages pour s’instruire, pour savoir, pour être écrivains, peintres ou professeurs. Beaucoup trop, si bien que, la plupart d’entre eux, on les renvoie au village, après quelques années d’étude, afin qu’ils instruisent les autres.

Tout cela, plein d’ardeur et de gentillesse. J’aime vraiment beaucoup ce peuple – ces peuples.

Nous songeons au retour. Nous serons sans doute à Paris vers le [mot illisible], après deux jours de Venise et un de Lausanne.

Je t’embrasse

Marcel.