tu me dis « J’aimerais bien m’en aller du monde, et travailler seul. » Et tu me dis (en parlant des Cahiers) : « Peut-être ne nous parlons-nous pas assez, ne nous surveillons-nous pas assez. » Ce sont là deux regrets, ou deux désirs, que j’éprouve, moi aussi. Le premier surtout ; le second si je lis Cahiers et les autres revues, et que je songe à l’ancienne nrf.
Les Cahiers sont plaisants ; ils ont leur prix ; c’est une jolie formule. C’est un joli fleuron à ta couronne. Ils peuvent s’améliorer encore ; mais il paraissent trop rarement et coûtent trop cher pour exercer une action importante. De là vient que l’on hésite à s’y dévouer. Mieux vaudraient cent pages sur mauvais papier mais qui puissent mener un vrai combat et, par leur périodicité comme par leur prix, atteindre un vrai public.
- Je relis Liaisons du Monde. Je ne sais pourquoi j’avais gardé le souvenir d’une oeuvre ennuyeuse. Mais non, je la relis avec plaisir : Et jusqu’à présent (jusqu’à l’entrée du second tome) je ne suis plus gêné par le mélange de faits vrais et de faits inventés. Je trouve enfin beaucoup de saveur à ces « Grandes Chroniques du bon géant Léon Bopp, disciple du vaillant et inestimable frère Thibaudet ».
- Oui je garde et te passerai mes articles de Suisse. Je ne les écris d’ailleurs (un par quinzaine) que pour les reprendre un jour en volume. Je crois que les Suisses m’ont adopté, Jaloux leur ayant dit, quelques semaines avant sa mort, que c’était « la meilleure chronique et de loin, qui pût se lire aujourd’hui » (Il est vrai que Jaloux lui-même n’écrivait plus de chroniques...).
- J’ai déjeuné l’autre jour avec Chardonne, inquiet parce que tu ne lui réponds pas. Scène bizarre. Il m’a déclaré qu’il ne connaissait pas d’homme dont l’amitié fût plus difficile à garder que la mienne ; que depuis vingt ans cette amitié le torturait, en le contraignant à se demander à chacune de ses actions ou de ses pages ce que j’en penserais; que j’étais sa conscience, que je pouvais en être fier, que c’était d’autant plus monstrueux que je ne m’en apercevais pas, que d’ailleurs
- Il m’est arrivé, depuis longtemps, de trouver certaine « vulgarité » chez Picasso (déjà en rapprochant ses toiles cubistes de celles de Braque). Mais je crains que les mauvaises conditions de son exposition récente (l’entassement des toiles, le fâcheux éclairage) ne t’aient rendu injuste. Je ne le trouve nullement diminué. Mais il est vrai que ses dernières oeuvres me touchent beaucoup moins que celles de la période 37-45.
- Chez Caputo, un Manessier qui s’affirme comme un des plus jolis coloristes de ce temps, un air qui me semble avoir perdu de son pathétique. Grande influence de Klee, je crois.
Je t’embrasse
As-tu lu les Carmélites, de Bernanos? J’y ai trouvé de beaux accents; c’est un théâtre qui rend un peu suspect celui de Claudel (sur les mêmes thèmes) et à plus forte raison, celui de Montherlant.
Si tu as besoin d’un masseur, ou si tu connais quelqu’un qui en ait besoin, j’en ai un à recommander. Il est excellent. Il vient à Paris chaque mercredi, en attendant de s’y installer et va à domicile. Pas cher : 300 F. Je suis enchanté des soins qu’il me donne (pour ma névrite et mon état général). Il est de beaucoup supérieur à celui que le docteur Chevalier m’avait indiqué.