Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Claude Balyne à Jean Paulhan, 1927-11-25 Balyne, Claude (18..-1930) 1927 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1927 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Le 25 novembre [1927]

Cher ami

Je suis fort en retard avec vous. Je n'ai pas vu encore de joint pour le transport de la ??? que vous avez eu l'amabilité de rapporter à mon intention de votre visite au vivarium du jardin des plantes. Après quelques pluies bienfaisantes nous avons un soleil d'été. Je pique une tête avec enthousiasme dans la baie. Ce petit être serait ici dans une excellente atmosphère. Aucun de vos amis ne viendra-t-il prochainement vers la vigie ? je vais de mon côté essayer de trouver la personne utile.

Je n'ai pas reçu "Charmes"Charmes, Paul Valéry, 1922. que vous m'annonciez si aimablement mais j'ai pu enfin lire l'exemplaire que vous avez déjà adressé ici depuis plusieurs mois. C'est le livre des merveilles. Nous avions eu déjà ma femme et moi le gracieux envoi de VariétéVariété, Paul Valéry, essais en 5 volumes 1924-1944. par Madame Paulhan et je ne sais si ma femme l'en a remerciée. Il y avait aussi Les Faux MonnayeursLes Faux-monnayeurs d'André Gide, publié en 1925 dans la NRF.. Vous me rattachez, presque malgré moi, à la vie littéraire. Ce n'est pas un reproche que je formule. Cependant, la mer, l'eau,... cette clarté, ici - je ne vois pas de texte plus magnifique.

J'ai lu aussi d'autre part l'ImmoralisteL'Immoraliste, André Gide, 1902..

Dans les Faux-Monnayeurs il y a des pages admirables. Je n'aime pas le roman, j'entends le roman présenté par ce livre. Gide est un destructeur de la cité. Je ne veux pas par là le critiquer et je ne défends pas la cité. Cet individualiste n'est pas nouveau venu. Les sociétés vigoureuses ne peuvent pas le tolérer. Gide donne des coups de hache, un peu à tort et à travers malgré son apparence de parfaite mesure. Il est évident que rien ne donne un air plus abêté [sic] et n'abêtit d'ailleurs réellement que l'honnêteté dans une société médiocre, il ne faut pas voir là cependant une vérité sociale irréfutable.

Les voleurs et les assassins sont, pour la majorité, asymétriques de face et quelquefois de muscle malgré leur force souvent athlétique. J'ai vu de nombreuses planches photographiques faisant ressortir nettement ces tares dans ce milieu ou plutôt chez les êtres à demi prédestinés ou prédestinés à voler ou à assassiner car le vol et l'assassinat ne proviennent pas uniquement d'un milieu. Tout serait facile policièrement s'il en était ainsi. Le milieu spécial entraîne par éducation (2d nature), plus exactement forme des non prédestinés au vol et à l'assassinat par d'asymétrie physiologique chez ceux-ci mais je défie A. G.André Gide de trouver chez eux, après quelques années de pratique, beauté de regard et de traits, et.. de l'allure.

J'ai tiré une parenthèse un peu longue sur ce point spécial où cependant A. G. prend souvent position.

Littérairement je tiens l'immoraliste pour un chef d'œuvre. Le style de Gide est là aussi limpide que ce silence qu'il goûta à travers quelque nuit africaine. L'analyse psychologique y est d'une fermeté sans défaillance

Je ne dirai pas qu'il y a là le cynisme mais la ferveur d'une confession publique. Inutile de vous affirmer que je suis furieusement individualiste mais je sais en même temps que l'individualisme ne donne rien de bon au point de vue social. Il ne faut de puissants individus qu'afin de confirmer la grande règle indispensable de sociabilité, d'acceptation des lois, mieux du joug du plus grand nombre. À vrai dire il y a infiniment peu d'individus dans le sens fort du mot. Il est quantité d'individus au sens moyen du mot qui s'illustrent dans les diverses branches de l'activité humaine et qui socialement sont on ne peut plus moutonniers. L'orientation de la civilisation me paraît devoir de plus en plus broyer l'individu à la Gide.

Voilà où vous m'entraînez cher ami, en me demandant mon opinion sur les livres que vous m'adressez ! Opinion de sauvage, certe.

prenez ces lignes comme un mode amical de passer quelques moments avec vous.

Paul Valéry est un grand mandarin, en dépouillant le mot de tout sens péjoratif occidental, en lui donnant son sens profond chinois. L'on pourrait dire que ses vers sont parfaits si, à juste titre, la perfection n'était une atmosphère peu respirable au gré même de ce grand poète. Comme il est attachant ! Quelle belle rigueur obstinée a mené sa vie. Il réalise en moi le miracle de me réconcilier avec Narcisse. Je préfère ce double délicieux à la servante de Molière. Il n'y a point de fatuité là où ressort la certitude de la beauté.

"Ne cherchez pas en vous, n'allez surprendre aux cieux, Le malheur d'être une merveille : Trouvez dans la fontaine un corps délicieux."

La méthode de Léonard de VinciIntroduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paul Valéry, 1895. est la tranche la plus intéressante de variété. Elle n'est ni ingénieuse ni persuasive mais tire bien sa vérité d'elle-même et du fondo de Valéry lui-même cette étude présentée avec une dialectique lumineuse.

Je vous sers tout ceci à bâtons rompus. Vous fûtes diabolique dans cette courte phrase : "Vous me direz ce que vous en pensez, n'est-ce pas ?"

Je ne peux d'ailleurs vous dire qu'un peu de ce que j'en pense car je me suis plongé dans cette lecture et elle a éveillé en moi une infinité de résonnances. Quels ressorts secrets dans ces écrits. Avec quels éléments magiques le poète à refait d'Éloa ou la chute d'un ange dans l'ébauche d'un serpent – une fois la transposition faite du sentiment à la pensée, quel souffle racinien aère les strophes magnifiques de la Pythie. À mon estime Racine et P. Valéry sont de la même souche ; ils procèdent du même esprit.

Le cimetière marinLe Cimetière Marin, Paul Valéry, 1920. est très beau, la seule ombre me paraît cet appel à Zénon d'Élée. Ce n'est pas obscur mais cela sous-entend un commerce avec Zénon que bien peu de gens, pas seulement de nos contemporains, mais de tous les siècles sont peu accoutumés à avoir. Pour moi, je m'en rapporterai volontiers à ce que Monsieur Paulhan père, qui est philosophe, voudrait bien me donner comme explication de ces vers que je entendre à peu près. Négation du mouvement et dialectique c'est je crois le fonds philosophique de Zénon d'Élée parce que Victor Delbos fut mon professeur de philosophie et voulut bien me le dire complaisamment il y a 35 ans s'il vous plaît et je ne suis pas sûr de bien répéter une leçon. P. Valéry est bien mieux qu'un didacticien et que se réclame-t-il de celui-là !

Valéry tient certes de Zénon si l'on voulait prétendre qu'il raisonne de tout avec justesse mais Valéry se garde de prétendre à cela qui le déterminerait très fort. Il sait toucher à tout et il est plaisant de voir à la rubrique bibliographie de quelques revues contemporaines, combien d'esprits les plus divers : savants, philosophes ou religieux se sont pris à l'étudier chacun sous l'aspect de la recherche. Plaisant ? Parce que P. Valéry semble par avance leur tirer ingénument la langue, (ingénument signifie avec la plus exquise malice) dans ces vers :

Ni lu ni compris ? Aux meilleurs esprits que d'erreurs permises !

Ni vu ni connu Le temps d'un sein nu Entre deux chemises

Pour ma part, je me délecte à le suivre à travers lui-même par les clartés et les seules clartés qu'il veut bien me donner et comme elles sont concises.

Les plus grands ont à prendre garde et prennent-ils garde, ils ne peuvent pas se défendre de n'être pas un peu autre chose que ce qu'ils voulaient être absolument. Il y a un éclatant lyrisme dans telles strophes de la Pythie et dans des passages de l'Air de Sémiramis. Est-ce un travers ? Il s'égale aux plus grands lyriques et je ne vois pas que le lyrisme ait été condamné, fût-ce par Valéry lui-même, parce qu'il suspecte l'enthousiasme comme générateur d'œuvres de génie.

Vraiment me voici tout près d'imiter les autres, je me laisserais aller à faire une longue étude de ce grand contemporain et c'est à peine si j'ai lu quelques 300 pages de lui.

Son Cantique des Colonnes est un édifice de sagesse et de volupté. Je suis sûr que vous m'entendez, je ne cultive pas l'antithèse. Je ne sais pas d'écrit où la loi, la ligne, l'art aient été parés de plus de charme et de beauté pure.

L'élégance et la grâce attiques jointes à la plus inébranlable solidité.

En un mot P. Valéry a de prodigieuses qualités et ce bagage au lieu de le rendre haïssable comme il pourrait advenir le rendent, pour moi, infiniment aimable. Je ne crois pas qu'il veuille s'identifier à Narcisse au point de souffrir que d'autres que lui-même trouvent sa forme délicieuse sauf La Fontaine. Il répudie par avance en maint endroit l'hommage du vulgaire et rejette les gros sous de la renommée. N'a-t-il pas accepté avec raison que l'Académie donnât à sa tâche la seule consécration qu'il était socialement possible de lui concéder ? Je le suis pas à pas quand il disserte sur La Fontaine et je l'applaudis de tout cœur car sa dissertation sur La Fontaine est dessinée avec sa vie et son aura propres. Nos immortels ont eu la majorité de l'esprit en démontrant par l'accueil de Valéry que dans un siècle de décadence ils savent marquer ce qui doit durer. Le succès et la gloire contemporains doivent suffire à ceux qu'ils portent. L'Académie s'honorerait en attirant à elle le moins possible de ceux qui jouissent de la faveur publique, dussent les Académiciens quelque jour le sort des Sénateurs romains à qui la brute gauloise arracha la barbe et fendit le crâne. Toutes ces horreurs, bien entendu, au figuré. Je vous ouis, cher ami, et je m'arrête car Madame Balyne murmure aussi tout simplement "tu es fou" "tu vas tuer J. Paulhan" et elle m'arrête péremptoirement en effet en me citant la phrase suivante qu'elle relève dans Albertine disparue : page 131 : "Je revoyais Albertine… etc. etc. Sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte, etc. etc." Je ne plaisante pas référence connue ci-dessus page 131. Albertine disparue. Édition N.R.F. Gallimard. Édit. 1926. Hommages amicaux et respectueux à Madame Paulhan, et croyez-moi bien amicalement à vous

Claude Balyne

Ma femme va écrire à Madame Paulhan

[Post-scriptum en haut de la première page] Vous excuserez ce verbiage que j'ai relu mais dont je n'ai pas voulu corriger le libre cours. Je veux ajouter que j'ai lu le poème de Jules Supervielle dans la N.R.F. il est émouvant et beau. c'est beaucoup mieux que le genre Alison Ste Marie. C.B.