Cortina 10.3.[19]53
Cher Ami
Pardon d’avoir tant tardé à vous rendre compte de nos désastres. J’ai quitté Paris très peu de jours après ; et je profite de ma première halte un peu longue pour mettre à jour ma correspondance. Je suppose que de votre côté vous avez trouvé repos et recouvré vigueur. J’ai su (par Lambrichs) que vous aviez décidé de prolonger un peu votre séjour : j’en déduis que ce changement de climat vous a été bienfaisant.
Comme je le redoutais, M. [Mohammed?] Dib l’a emporté dès le premier tour pour 11 voix contre 6 à Rainoird.
L’expérience prouve que le Recteur, ses assistants (Guyau et Bartoli), Vildrac et Arlin sont le pivot du jury ; qu’on ne réussira jamais à rien si on n’arrive pas à les rallier ; que malheureusement on ne peut espérer les rallier qu’autour d’une œuvre un peu « indiscrète » ; qu’il faudrait donc s’entendre avec eux non pour le meilleur, mais pour le « moins pire ». (Dans le cas présent tous les autres candidats –. Les deux prix de peinture m’ont réconforté. Cottavoz et Fusaro étaient vraiment les deux meilleurs. (C’était aussi l’avis de Chastel et de Fautrier). Et Aragon n’a pas dissimulé son mécontentement.
Quant à Morog, si sympathique, il n’a eu sa bourse que par miracle. La majorité du jury avait bruyamment repoussé l’éventualité d’un prix de gravure… Ce n’est pas qu’on l’ait pris pour un sculpteur, mais c’est tout juste.. Disons qu’on l’a pris pour un aquarelliste. Tandis qu’on discutait ensuite des bourses de peinture son nom a été mis en avant par Guyau (ami du père de Morog) et Guyau ça entraîne mécaniquement le Recteur et Bartoli : or, ajoutées aux 6 voix fidèles, ces 3 voix donnent une majorité.
Après 8 jours dans les neiges j’irai courir les Caravages jusqu’à Messine. Mais ma première halte sera pour Giorgione à Castelfranco. À Rome il y a une grande exposition organisée par l’Istuto [Istituto] del Restauro avec la Flagellation du Christ de Piero. Ici il y a quelques bons Morandi chez des particuliers. Je ne m’arrêterai à Milan que trop tard pour retrouver les Mandiargues : je leur envoie quelques amis.
À vous toutes mes amitiés ; et mes vœux de complet rétablissement.
André Berne-Joffroy