Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Pierre Bettencourt à Jean Paulhan, 1952-09-28 Bettencourt, Pierre (1917-2006) 1952-09-28 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1952-09-28 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
[1952]

Calcutta - Les vaches se promènent gravement sur les trottoirs ; quelquefois traversent la rue pour voir de près une boutique - non pas une boutique de choux-fleurs, mais le plus souvent une boutique de sacs à mains ou de valise - c’est visiblement l’odeur du cuir qui les intéresse - qu’on puisse devenir si peu vache tout en sentant le cuir, cela visiblement les surpasse. Il y a là pour elles comme un au delà de la vache, auquel elles pourront peut-être prétendre un jour -

Pour l’instant elles se promènent, sans souci des contingeances [contingences] – elles montent même dans des autobus à plate-forme conçus pour elle, et très recherchés des Indiens qui est [estiment] interprètent comme un signe favorable le fait d’avoir voyagé avec une vache - ces autobus sont toujours pleins de gens qui vont n’importe où et qui ne vont nulle part, qui attendent l’instant où une vache va se décider à monter sur la plate-forme, s’y trouvant mal à l’aise et redescendant aussitôt tout de suite par l’autre côté - si le conducteur n’a eu la présence d’esprit de mettre sa voiture en marche [mot biffé illisible] tandis qu’elle passait - alors ce sont des hourras et des tours à n’en plus finir dans la ville, brûlant tous les arrêts, dans une envolée de cortège.

Il n’est pas question de mettre des numéros dans les rues. Je cherche le N°16 dans Stand Road, selon les uns c’est plus haut, selon les autres plus bas. Je fais ainsi la navette 4 ou 5 fois et trouve un policier qui m’indique enfin le 16 près du 18 le grand immeuble là bas. J’arrive et je vois en effet un grand 16 inscrit au charbon noir sur le mur, par un passant désireux de retrouver l’adresse, car il s’agit d’une grande compagnie de navigation qui règne sur deux emisphères [hémisphères].

Le barbier assis sur le trottoir, contre le mur, rase son client qui vient s’asseoir en tailleur devant lui - pas de cette mousse blanche dont se grisent les barbiers d’Europe, non un peu d’eau dont il met deux doigts par moments et qui suffit, plus loin une mère qui fait la quête, son bébé d’un jour gros comme un lapin sur un de la toile de sac à côté d’elle - car il est facile d’appitoyer [apitoyer] un Européen, mais pour apitoyer un indien, il faut atteindre un comble d’horreur, et dans la voix, un espèce de déchirement secret qui déclenche la monnaie. Un mendiant qui a sa cebille [sébile] vide, c’est un mendiant qui ne sait pas mendier; il peut changer de métier, devenir balayeur receveur d’autobus, quelquefois ministre.

L’essentiel pour un mendiant est d’être pourvu d’une maladie rare, un pied en forme de choux fleur par exemple, avec des fleurs en en effet, tirant d’un blanc tirant sur le vert. Il n’a plus besoin de se casser la tête, il sait bien qu’il est quelqu’un, qu’il vaut aussi cher à voir qu’un Rubens, qu’un Ruisdael, ou qu’un Monet - que si d’aventure un collectionneur le trouve, il n’aura plus qu’à vivre dans une vitrine le restant de ses jours. Tendre la main pour voir quelque chose de si fameux, c’est même dérisoire. Il arrive qu’il n’y songe plus, attendant que écoutant ce moi en lui, qui plonge toujours plus avant ses racines.

Il y a de l’eau dans les cendriers - à la porte de l’hôtel un policier en turban avec une ceinture de cartouches en sautoire, le canon du fusil à la main la crosse par terre. Au centre de la ville un énorme jardin, rempli de beaux arbres, abandonné entouré de murs bas, auxquels on a adjoint de hauts treillis de fil de fer barbelé. Nul ne s’y promène.

Les anglais partis, ce peuple misérable s’agite dans leur luxe inutile, comme de la vermine dans une robe de bal. Bientôt on ne saura plus faire de toasts dans les grands hôtels et les luxueux taxis américains à force de trainer une populace en loque, commencent à sentir le [mot biffé illisible] rance par toutes leurs jointures

Madras. / souvenir du bateau : UNE FEMME COMME TOI.

Je ne pense pas que x. en veuille à sa femme des cornes qu’elle lui fait porter. Cela l’intéresse de savoir comment d’autres hommes s’y prennent avec elle, car elle lui raconte tout dans les moindres détails, le nombre de fois, et si la tendresse en elle débordait un peu la zone de la chair, comme l’humidité d’une tache sur un buvard, qui gagne ces régions indécises où la fidélité d’un cœur se compromet. Il comprend bien qu’elle est trop jeune et trop vivante pour pouvoir se contenter d’un seul homme, qu’il lui faut se rassurer sans cesse sur le pouvoir de ses charmes, jeter son dévolu sur l’un, puis sur l’autre et l’avoir. Son retour à lui en devient chaque fois plus flatteur, car elle le préfère secrètement à tous ces amants d’un jour. Mais que de risques il encourtre,[encontre] et comme il craint qu’elle n’arrive à lui échapper, comme il craindrait, s’il ne savait l’aimer plus généreusement qu’aucun autre - attendant qu’elle lui fasse le plaisir de ne plus désirer que lui.

Il ne suffit pas de posséder votre femme pour vous-même, vous devez encore l’offrir à Dieu, l’offrir au genre humain. Votre première éternité à peine rompue, vous allez dans la rue, vous faites signe à un homme, le premier venu, et vous montez avec lui dans la chambre. A votre émoi, à votre précipitation, il sait déjà ce qui l’attend et qu’on ne l’appelle pas pour porter des valises ; il vous rend humainement en frère le service que vous demandez ; mais ce n’est pas tout, vous le faites asseoir dans un coin et vous sortez à nouveau. Cette fois, c’est un prêtre, drappé dans sa robe d’or dont vous sollicitez le concours. Il monte lui aussi dans la chambre, et noblement il donne à votre épouse la marque tangible de la bénédiction de Dieu. Ainsi votre premier enfant, c’est avec humilité qu’il vous faudra l’attendre. Peut être est il de vous, peut être vaincu dans la lutte, a-t-il cédé la place au visage de ce passant, de ce prêtre, dont votre femme intérieurement aura retenu les traits –

Madras 28.sept.52