Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Léon Bopp à Jean Paulhan, 1936-09-22 Bopp, Léon (1896-1977) 1936-09-22 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1936-09-22 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

Genève.

22. septembre 36.

Mon cher ami,

Je n'approuve pas du tout votre idée de "compléter" le Thibaudet par des fragments empruntés à d'autres de ses œuvres critiques. Son dessein était de publier ce tableau, cette histoire ainsi. Ne le trahissons pas. Vous me direz que beaucoup de noms, & d'importants, manquent à l'appel. Surtout dans la génération de 1914. Mais qu'y faire ? L'éditeur n'a pas à corriger son auteur.

Thibaudet a écrit sur moi 4 articles. Deux dans la N.R.F. (AmielPrincipes de pédagogie d'Amiel, 1927 & Axel. LenoirLe Crime d'Alexandre Lenoir. Roman d'un moraliste, 1929), un dans Candide (Est-il sage ?Est-il sage, est-il fou ? Roman d'un savant, 1931), 1 dans 1934 (Jacques ArnautJacques Arnaut et la somme romanesque : roman d'un artiste, 1933). Mais pour moi comme pour les autres (et plus encore) il convient de respecter l'intention de notre ami. Il m'est également pénible de penser que vous ne figurez pas non plus dans cette histoire.

Si vous jugez indispensable d'atténuer l'effet que produiront ces silences & omissions faites-le par quelques lignes dans la préface où vous pourriez annoncer, le cas échéant, que ces omissions se trouveront réparées par la publication d'autres pages de Thibaudet sur les contemporains.

Je vous assure que je suis dans le vrai sur ce point & j'insiste beaucoup pour que nous donnions le livre sans additions + ou - arbitraires. (Et puis, où s'arrêter si l'on s'engage dans cette voie ? Et c'est alors que les "amis" auront le sentiments que nous, éditeurs, avons comblé certaines lacunes & pas d'autres, & nous en voudront et nous accuseront de parti-pris, de fantaisie.)

Si, contrairement à mon vœux, vous croyez devoir ajouter au volume les pages en question, je vous demanderais de bien vouloir prendre cette responsabilité seul. Cela soit dit en toute amitié.

"Présence" ? – Non. J'ai renoncé. Assurément, comme vous le comprenez vous-même, je ne me dissimulais point les avantages qu'aurait pu comporter pour moi cette direction. Mais vous rendez-vous compte de la difficulté de diriger, en suisse romand, une revue analogue ? P. Janneret, qui assumait les risques de la publication (à laquelle il vient de renoncer) à perdre 300 fr. suisses par numéro. Présence ne peut payer ni les auteurs, ni le directeur. Passe encore pour ce dernier ! (nous sommes accoutumés à travailler gratis). Mais l'ennui d'avoir à solliciter des collaborateurs à qui l'on ne peut donner un sou ! Trouver des amis, des appuis à Paris en Belgique ?

2

Mais quand la Revue de Genève vivait on n'a rien fait pour elle. La vérité c'est qu'aujourd'hui une revue ne peut guère vivre sans l'appui d'un parti de gauche ou de droite, ou d'un mécène qui risque de lui enlever son indépendance. Or, comme mon dessein "dialoguiste" eu été justement hors parti, je n'aurais pu compter sur aucune de ces aides.

Enfin, pour mener à bien cette besogne de direction il m'aurait fallu, sans secrétaire, sans dactylo ou avec des auxiliaires insuffisants, y consacrer tout mon temps, lâcher donc, renoncer à l'achèvement de mon politiqueLiaisons du monde : roman d'un politique, 1938-1944, lequel m'occupera encore au moins deux ou trois ans.

Pour toutes ces raisons il m'a fallu renoncer à cette tâche qui me semblait belle & même passionnante. Un autre que moi, mieux placé, pourrait l'entreprendre, dans de meilleures conditions

Je vous remercie, mon cher ami, de votre précieux encouragement, de l'appui que vous me proposez. Mon seul réconfort, dans le silence où je vis, c'est justement l'estime de quelques personnes, dont vous êtes, au premier rang, et je crois que, si les circonstances le permettent, je continuerai à travailler ainsi, dans la solitude, faisant de mon mieux, et comptant, espérant en l'avenir.

L'offensive de mon ami Dive contre la relativité se développe. Il va publier prochainement sur les recherches de LeRouxPierre Dive, Le principe de relativité selon Poincaré et la mécanique invariante de Le Roux, édition Dunod, Paris, 1937 (de Caen) et exposera tous ses arguments. Il a eu l'occasion de formuler ses objections à un congrès de math. et plusieurs suites à Soleure. Personne n'a rien répondu de sérieux. Même, illisible, quelques-uns déclarent qu'au fond, ils n'ont jamais été relativistes ! ChazyJean Chazy, de Sorbonne, le plus calé en relativité, en France, commence à hésiter sur certains points, semble-t-il. La "partie à jouer", si l'on peut dire, est grosse et j'ai conseillé à Dive d'être ultra-prudent, de faire vérifier, en qq.[quelque] sorte, ses développements par quelque spécialiste de valeur, avant de se lancer à fond. Il y songe. Son idée, son argumentation marquerait un retour à Poincaré par delà Einstein & un abandon de cette relativité Einsteinienne So ce qu'elle offre d'absolutiste. Dive est très "excité" par tout cela, bien sûr. Il y a d'ailleurs, dans le subconscient de son offensive, une poupée française, de droite, catholique, contre une poupée allemande, juive. Mais je ne crois pas que ces éléments moteurs gauchissent son raisonnement, s'ils le stimulent et l'échauffent un peu. Tout cela est bien

3

palpitant. Dive parle d'un "roman de la relativité".

Au revoir, mon bien cher ami, nous vous envoyons à tous deux nos pensées les plus cordiales. Puissent, quelques temps encore, les "classes" sociales et les nations coexister pacifiquement en notre Europe inquiétante.