Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Léon Bopp à Jean Paulhan, 1933-12 Bopp, Léon (1896-1977) 1933-12 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1933-12 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Français

Copie approximative de ma 1ère lettre à G. Marcel.

1

Genève.

Décembre 1933.

Cher Monsieur,

Votre article du 16 déc. dans L'Europe Nouvelle est sauf contredit le moins favorable qui, jusqu'ici, ait été consacré à mon dernier roman. "Jacques Arnaut & la Somme romanesque". Aussi ne m'en voudrez-vous pas, je l'espère, de répondre à vos lignes de manière quelque peu circonstanciée. Vous n'apercevez, dites-vous, que néant dans ma dernière œuvre. Souffrez une minute que ce néant prenne toutefois la parole et pardonnez-lui s'il se montre, d'aventure, un peu plus rétif que vous ne le souhaiteriez.

Et d'abord, afin d'assumer toutes mes "responsabilités" et de ne point paraître me dérober derrière mon héro ou l'abandonner seul, aux foudres de votre dogmatisme, je vous dirai tout net que je me rallie entièrement à la manière de voir de J. Arnaut, à sa conception du roman, et que si ce personnage mérite la qualification d'"absurde" et le titre de "mauvais plaisant", je les revendique carrément pour moi-même.

En somme – si je comprends bien votre pensée – vous estimez que J. Arnaud n'est point un romancier parce qu'il est relativiste, et que le relativisme exclut toute croyance, alors que l'art du romancier suppose une croyance absolue.

Voilà des affirmations qui me paraissent très risquées & je présume que vous-même hésiteriez à les ordonner en un syllogisme péremptoire. Pourquoi le romancier devrait-il avoir une croyance absolue ? Je vous serai très reconnaissant de me le démontrer. Un romancier sceptique serait-il inconcevable ? Illisible, par exemple, n'existe-t-il pas pour vous ? Sans aller si loin, où avez-vous pris que le relativisme ne comporte aucune croyance ? Assurément, il ne se présente pas comme un crédo définitif, irréfutable, mais comme une hypothèse que peut-être les faits nous obligeront à modifier un jour, le jour où quelque "absolu" se sera "révélé" à nous dans le cours des phénomènes ou de je ne sais quelle "expérience surnaturelle" – à supposer que de tels mots offrent un sens – En vérité je crains un peu que vous ne voyiez d'alternative, de choix possible, qu'entre le zéro & l'infini, le néant et l'absolu, et que pour des extrêmes que je crois impossibles à atteindre, vous ne fassiez fi de notre monde de relations heureusement changeantes & vivantes. D'ailleurs de telles alternatives relèvent d'une conception trop raide, & surannée des principes d'identité & des contradictions auxquels – vous l'avez très bien vu en lisant mon essai sur Amiel – je ne peux attribuer qu'une portée toute relative.

Assurément, Monsieur, c'est plutôt le romancier "absolutiste", ou "absolu" qui me paraît difficile à concevoir. Pour être sûr de sa définition ou de son dogme, ce romancier devrait ne rien devoir à ses devanciers, n'avoir point de continuateurs, n'offrir en son œuvre aucune image d'un devenir, d'un changement, et se contenter, je pense, de répéter le mot "un", à la manière de Parménide, éternellement. Encore ce mot "un" ne se comprend-il que par rapport à d'autres nombres ; encore l'absolutiste par excellence devrait-il ne proférer ce mot "un" plus d'une unique fois.

Jacques Arnaut croit donc quelque chose : il lui semble que les "esprits romanesques" les plus variés (relatifs) se sont succédés dans notre histoire littéraire – la tenez-vous, elle aussi, pour une image du néant ? – et, comme il rêve d'être un monde, une somme, plutôt qu'une personnalité au sens étroit que l'on donne en général à ce mot, il s'efforce de l'exprimer tour à tour dans des esprits aussi différents que possible les uns des autres. Ce dessein, cette préméditation vous paraît absurde. Le changement d'esprit chez un auteur, – si toutefois vous le tolérez – doit être selon vous tout à fait involontaire, spontané, pour être acceptable – voilà qui me semble extravagant. Et chez un critique aussi averti que vous, qui êtes en même temps un créateur en littérature & un philosophe – je m'étonne d'une pareille méconnaissance des conditions dans lesquelles s'élaborent toutes les œuvres de l'esprit. N'y a-t-il donc, d'après vous, rien de volontaire de "méthodique", dans les phénomènes, les "cas" et conversions, je suppose ? (Rappelez-vous la "volonté de croire" de JamesJames william, La volonté de croire, 1916). Précisément, écrivez-vous, c'est ici la méthode qui fausse tout. Jamais Balzac ou Hugo n'ont pu avoir l'idée saugrenue de sauter hors de leur ombre :

Il ne s'agit nullement de sauter hors de son ombre, mais de savoir dans quelles limites un écrivain peut se renouveler lui-même en changeant de ton, de manière, de point de vue, d'esprit, – et cela d'une façon plus ou moins volontaire. Croyez-vous que les tragiques grecs – qui faisaient alterner, suivant une règle précise, la tragédie et la trame satirique, – croyez-vous que Corneille & Racine (abordant le genre comique après le genre sérieux), que La Fontaine, écrivant ses Contes après ses Fables, que Balzac (Contes drolatiques, Lys dans la vallée, Cousine Bette), Daudet (Tartarin - Sapho, etc), Zola (Le Rève - La Terre) ne témoignent point d'une volonté manifeste de renouvellement intérieur ? Et l'on trouverait chez Fénelon, chez Marivaux, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Diderot, Bernardin de St Pierre, Hugo, Stendhal d'autres exemples décisifs d'un renouvellement délibéré de soi-même.

Enfin, Monsieur, il me semble qu'il faut un bien grand parti pris pour refuser à Jacques Arnaut tout don créateur.......

[Suivaient : Salutations & prière d'inférer]