Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1957-12-16 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1957-12-16 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1957-12-16 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Giza, 16 Décembre 57

Bien cher ami. Je plaide coupable et non coupable. Coupable parce que je n’ai pas scruté avec assez de soin le texte définitif de cette préface avant de vous le remettre. Je suis allé le chercher rue Garancière en tout hâte, la vieille de mon départ.. J'ai relu précipitamment et à la volée dans un café, et en parlant avec un ami avant de le déposer rue Sébastien Bottin. Votre remarque (qui m’a touché au vif du cœur) me donne à réfléchir qu’il est de stricte justice que je marque mieux encore tout ce que je vous dois

Cette préface portera donc, dans le corps du texte, page 8 (je crois) après les mots : « comme si en ce domaine valeur et existence se confondaient » ces deux phrases suivantes :

« C'est ce que nous a montré Jean Paulhan, avec ce charme je ne sais lequel dont s’enveloppe sa rigueur intellectuelle. Il a vu mieux que personne, ce subtil platonicien, la réciprocité mystérieuse, le chiasme, qui fait que l’oeuvre, d’abord existence, doit se saisir en esprit, et que la valeur qui est jugement et choix, exige d’être vécue pour être vraiment valeur »

Vous m’obligeriez beaucoup, si vous vouliez bien prendre la peine de faire cette addition au texte que vous avez. Elle sera portée par mes soins sur les épreuves que Plon a promis de m’envoyer dans le courant de ce mois

J'ai été bien des fois tenté d’établir avec moi-même (et pour les autres) tout ce que vous m’avez appris. Si j’ai reculé jusqu’à présent, c’est par crainte de ne pas être assez perspicace observateur de vos démarches d’esprit. Vous découragez le commentaire, bien cher ami, par vos allures de « sylphe essentiel » et l’extraordinaire finesse de ces analyses où vous collaborez avec Harpocrate. Pourtant, comment parler des poètes du temps présent sans vous ranger dans leur troupe ? Dans le domaine de la pure réflexion logique, vous introduisez un sentiment de l’étrangeté de la raison, un sentiment de l’ambiguité de l’expression qui sont d’un poëte, - en même temps que votre art est d’un distinction à tous nous humilier. Mais il faudra que je me hasarde un jour …

Il n’est personne au monde qui puisse m’empêcher de penser cela & de le dire & de l’écrire. (Sans parler d’une amitié si enracinée au tissu intime qu’elle n’a jamais été ternie, au cours de tant d’années par le plus petit cumulo-nimbus.) Vos hypothèses m’ont fait rire, car elles n’ont pas la moindre réalité. Le texte en question est connu seulement de Charles Orengo, d’Edmont Jabès à qui je l’ai lu l’hiver dernier et de vous. P J J [Pierre Jean Jouve] en ignore jusqu’à l’existence et je ne lui ai même jamais fait part de mon projet de publication.

Les querelles des poëtes et des artistes sont souvent d’une injustices et d’une absurdité si grandes qu’elles ne résistent pas (du moins en principe !) à une vérité simplement dite. Gide, sachant que je connaissais et aimais Suarès, s’était exprimé sur lui, à Beyrouth, dans le privé et en public, fort élogieusement. Venant en France, quelques mois plus tard, je rapportai le fait au farouche solitaire de Champigny. Il ne me répondit rien, mais dans le silence qu’il garda pendant quelques minutes, un regret, sinon un remords, se laissait entrevoir. Pourquoi conspirer avec le mauvais destin. Satan lui même ne peut dire quelque chose avec certitude sur le secret des cœurs.

Jouve à deux reprises m’a parlé très sévèrement de G.G [Gaston Gallimard], l’accusant d’avoir voulu enterrer dans une oubliette Paulina, Catherine & Aurora, à cause de certaines divergences d’opinions politiques. Il ne m’a parlé de vous qu’une fois et brièvement, pour vous reprocher d’avoir été très injuste à son égard. Je vous ai fait, à l’époque, confidence de ce propos, mais sans pouvoir vous préciser son grief, lequel fut exprimé en termes très vagues. Les poètes devraient toujours avoir à l’esprit ce que disait Kierkegaard : s’il arrive qu’un poete ne soit plus qu’un poëte, alors il cesse immédiatement d’être poëte. A fortiori s’il n’est plus qu’un homme aigri. Quel avantage on aurait, à relire de temps en temps Tchouang Tseu !

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Merci de tout ce que vous faites pour E. Jabès. Il supporte le malheur avec courage, mais en grande souffrance. Mon fils est en train d’intéresser à son cas toute la S.F.I.O, qui pour une fois , espérons le, sera bonne à quelque chose

Je suis très inquiet de vous savoir si longuement grippé ! Prenez soin de vous. Nous aurons besoin très vite de votre étude sur la peinture d’aujourd’hui, - qui, dans ses plus belles réussites (rares) n’aboutit qu’à nous communiquer un malaise que nous voudrions fécond. J'attends votre livre avec grande impatience – Très affectueusement à vous , comme jadis, naguère et toujours

GB