Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1954-12-08 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1954-12-08 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1954-12-08 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Immeuble du Dr. Ibrahim Kadri

Rue Ibn Radwan El Tabib

Giza – Le Caire

8 Décembre [54] Bien cher ami

Le livre que vous eûtes la gentillesse de me donner à Paris, en le timbrant de vos initiales & d’une dédicace affectueusement héraldique, je me suis promené dedans, à tâtons d’abord, - puis un peu éclairé par un rat de cave ou par un bout de bougie sans mèche... C'est qu’il y a des réalités qui ne supportent pas d’autre luminaire ; elles seraient anéanties par des tubes au néon, par ces éclairages diaboliques dus à notre savante technologie moderne. Pour nous les rendre sensibles, présentes, agissantes, vous vous servez d’une technique bien plus ancienne, & plus subtile, bien qu’elle paraisse la simplicité même. C'est l’art, tout simplement. Si simplement que je ne mets pas de majuscule. Mais je devrai écrire comme en 1900 l’Art ! Votre art, le plus malin, le plus roué, le plus industrieux (& le plus caché), - une sorte d’art de l’art, - sous son apparence de petite chronique familière, limpide & bon enfant. Le sujet de votre livre, c’est ce qui ne peut pas se dire. Or ce qui est en dehors des prises de la parole, ce qui échappe à tout langage, il n’y a que le langage quotidien (manié il est vrai par un sacré Cagliostro) qui puisse nous le communiquer. Quel pacte avez vous conclu avec la parole. C'est fantastique ! On dirait qu’ont été pratiqué sur vos lèvres ces « rites de l’ouverture de la bouche » en usage dans l’antique Egypte. Ces sentiments étranges et qui refusent tout nom, ces rêves éveillés qui nous feront quelque jour écraser dans les carrefours, ces constructions genre Luna Park, projections visualisées de troubles psycho-somatiques, ces savoureuses absurdités d’une Egypte photographiée en rouge, - tout cela relève uniquement de l’art. De cet art spontané immanent au langage et que votre art à vous porte au niveau de la poesie (une singulière poesie electro-intellectuelle) et de la plus haute conscience. Il n’y a point d’homme, bien cher ami, qui donne autant que vous (que de pédants de tous côtés !) l’impression de cet irréel qui est le vrai réel, c’est à dire le féerique. Votre personne même...

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Je vais vous envoyer très prochainement une petite note sur les poemes de M. Abraham. Je ne les goûte pas tous au même degré. Ceux où l’on sent le ton de l’humanisme universitaire... Cependant il faut leur savoir gré de ne pas trop valéryser. Mais il y en a d’autres qui font entendre, au bord de la catastrophe physique un accent qui rappelle le Buch der Lieder. Il n’a manqué à cet ami que de naître au bord de la forêt germanique et d’être bercé par la Lorelei. Vous serez gentil de donner une place à ma notule

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Le même courrier vous apportera un manuscrit d’Edmont Jabès. Son rêve (de jour & de nuit) serait d’être édité dans la collection Métamorphoses. Rien de plus légitime, selon moi, que cette ambition. Jabès est un fils d’Israël étrangement possédé par « l’esprit de parole ». Il assiste en lui même à des changes et cabrioles verbales dont Max Jacob jadis, lui donna la formule. Les mots ne cessent de prendre à nos oreilles & à nos regards intérieurs des physionomies surprenantes : il est engagé dans les combats ou des amours sans fin entre consonnes & voyelles. Les voyelles n’en finissent pas d’épater ce sémite. On ne peut sur la machine ronde rencontrer un homme plus entièrement voué aux puissances de la parole : il en vit, il en prend son métier en haine : il en oublie « la corbeille » (il est agent de change) pour nous tresser des paniers légers où niche l’oiseau Simorg, la huppe de Balkis ou ce hoche-queue qui est l’Homme Régénéré. C'est un poëte.

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Je suis confus (et plein de regrets) (depuis bientôt trois mois) à l’idée que je n’ai pu, au moment de mon départ, me rendre libre pour ce déjeuner où vous me conviâtes et où je devais rompre le pain avec Marcel Jouhandeau. Puis je formuler avec humilité un vœu ? C'est que la même invitation demeure valable pour l’été prochain – vers le solstice - quand je serai de nouveau en Occident. Et mille affectueuses excuses...

Tous nos voeux pour vous et tous les vôtres, - de ma fidèle & profonde amitié.

Bounoure