Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1952-08-15 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1952-08-15 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1952-08-15 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
15 Août [52]

Ile Garo

par Loctudy

(Finistère)

Bien cher ami. La solitude de l’ile Garo devient parfaite, romanesque, absurde. Plus de facteur, plus de téléphone. Nous revenons au manse merovingien, à Robinson Crusoë. Cependant les vaches atteintes de mammite continuent d’être traitées à la pénicilline. Confusion des siècles assez réjouissante.

Dans cet isolement, je lis la Preuve par l’Etymologie. Il me faut tout le silence de cette ile pour suivre votre dialectique & parvenir (un peu essoufflé) à ces vérités (nos vérités) qui sont les « pointes très délicates » par quoi l’esprit s’aiguise lui-même. Près de la votre, toute critique, toute réflexion sur les lettres paraît grossière & chaussée de sabots. Votre pensée cherche en tout un point lumineux où les forces contradictoires de l’esprit composent une blanche incandescence. Elle y parvient en obéissant à un fil invisible & à une ariane secrète (& capricieuse) (Et qui s’amuse à nous déconcerter en vous renvoyant d’un petit mystère bien délimité à un mystère si grand qu’il est présent partout...

Ce pauvre M. Benda n’a jamais pu s’en remettre

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Etymologies sont des rêveries par quoi nous prêtons aux mots des origines & des intentions que nous inventons de toutes pièces. C'est une façon de leur passer l’initiative et de nous mettre à leur école. Aussi nous en arrivons à extravaguer gentiment (ou de façon fort pédante...) ...Or vous, vous pensez qu’il appartiendrait plutôt à la pensée d’aller devant. Et au langage de suivre... Votre compatriote Court de Gébelin...

Cependant on ne peut le nier : l’énergie signifiante des mots & le potentiel de pensée qu’ils contiennent, la recherche etymologisante les dégage, les fait jouer... Qu'est ce qu’un mot veut dire ? Cette volonté (qui est le sens des mots, sa flèche, sa ligne de force & de mouvement..) il est naturel de l’éveiller, de la provoquer. Est-il tellement chimérique de rechercher son certificat d’origine ? Quand ils achètent un étalon, les éleveurs consultent le stud-book..

Oui, oui, Paul Claudel traite les mots comme il traite toute la Bible. Avec une superbe qui s’arroge tous les droits. Mais avouons que ses divagations sur les textes sacrés sont plus intéressantes que le littéralisme des grands séminaires. De même ses divagations étymologiques font rire les linguistes... Mais prenons les pour des faits claudéliens. Le « manque de preuves » qui angoissait Pascal n’est qu’un petit obstacle pour ce fougueux anti-janséniste. Quand les preuves manquent, l’auteur des Cinq Grandes Odes en invente, avec cette « volubilité d’esprit » que haïssait Port Royal... Par là on comprend que ce grand poëte ait été si impuissant à convertir ses amis !

Alain, Heidegger, certes c’est bien aventureux leurs explications par la racine verbale ! Mais en bonne méthode paulhanienne, ne peut-on pas « commencer par ces superstitions & ces rêves, quitte à lentement les ruiner ? » Façon d’inventer qui se justifie par cette observation que la vérité est erreur rêvassée & qu’il est donc aussi nécessaire de créer la confusion que de la dissiper, nécessaire de la provoquer pour y mettre fin...

Il y a des découvertes qui ont été faites par la voie d’une hypothèses fausse. J'imagine une apologie paulhanienne de la recherche d’étymologie considérée comme une expérience. Donner aux mots une conscience de ce qu’ils sont à leur insu. La convertibilité incessante des idées en mots ou des mots en idées autorise tous les chemins.

C'est ainsi que je m’amuse à vous taquiner sous les pins de l’île Garo. Au fond je sais très bien que c’est l’idolâtrie du mot que vous condamnez dans ce petit livre aigu & subtil. Vous êtes merveilleusement ennemi de toute idolâtrie. Et le « sémite spirituel » que je suis devenu (grâce à votre ami Massignon) aime ces démarches de votre pensée à l’état nu. Votre intellect, à la fois logicien & poëte, votre allure de sylphe essentiel irrite follement les idolâtres

La pureté contient pour les impurs un reproche qu’ils ne peuvent tolérer. C'est pourquoi ils estiment que vous vous moquez du monde. Votre logique se moque de la logique et votre art de distinguer ne refuse pas de conclure, quand il le faut, à une indistinction.. Quand il le faut, c’est à dire quand la distinction est refusée par l’expérience. Comme, par exemple, dans votre réponse à Aimé Patri.

Votre vérité résulte toujours d’un mouvement nu et inaccessible de la pensée qui rapproche & éloigne des pôles semblables & contraires.. Vérité toujours à créer et qui se dissipe quand la tension de l’esprit se relâche.

(Entre nous, je ne suis pas très sûr de tout ce que je vous ai dit dans cette lettre. Ce sont propos du temps de la grève... « Mettons que je n’ai rien dit »

Très affectueusement à vous

Bounoure