Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1931 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1931 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1931 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
[1930 ou 1931]

Votre amitié, bien cher ami, a su trouver pour moi les plus vigoureuses charités. Au temps où j’étais lié à ma chaise longue, comme on est lié à son tombeau, me sont venus de vous les livres les mieux choisis ; comme des colombes, la prose & les vers s’abattaient sur mes genoux, se posaient sur mes mains. Je vous remercie bien vivement. Après tant de longs jours d’inertie, j’ai repris quelque faculté ambulante. Je me déplace comme un arthropode, avec une raideur saccadée & une jambe oblique. Mais j’éprouve la joie immense que doit éprouver la Nature lorsqu’elle inventa la patte de crabe, instrument imparfait et d’un agencement grossier, mais pourtant fort pratique et dont certaines espèces paraissent se contenter sans rouspétance. J'en suis là. Pas très haut dans la série animale comme vous voyez, mais très content tout de même, d’avoir dépassé le stade des éponges & des coelentérés. Hier je suis allé dans un paysage de Pierre Jean Jouve et enveloppé de couvertures j’admirais mon fils qui glissait en ski sur des pentes éblouissantes : c’était un de ces jours fiévreux & voilés où le vent semble répandre dans le ciel toute la cendre de Sodome. Savez vous que Louis Massignon a écrit une petite brochure (cent exemplaires) sur les origines démoniaques & sociologiques de péché de Sodome. Je vous le dis en confidence, car je ne sais jusqu’à quel point il souhaite, pour ne point troubler les âmes, que cet écrit reste secret. Il est dédié à la mémoire d’un homme qui fût son ami, qui portait un des plus grands nom de l’Espagne et qui est mort dans les plus horribles frénésies sensuelles et une effrayante démence. C'est Louis de Cuadra, dont vous avez peut être lu jadis de curieux poèmes en prose, à la louange de l’Islam , de la nudité adolescente, des faubourgs de Tanger et du désert ardent et insensible. Le souvenir de Louis de Cuadra dans la mémoire de Louis Massignon est lié aux événements les plus dramatiques de sa vie, à ceux qui contiennent pour lui les signes surnaturels les plus évidents. L'esprit de la poésie platonique, « l’uranisme », est condamné, dans l’essai en question, et rattaché à cet esprit de transgression qui fit la perte de Sodome.

Je vous remercie vivement de m’avoir envoyé la plaquette d’EluardA toute épreuve, achevé d'imprimer le 15 octobre 1930.. Je n’ai pas reçu l’Immaculée ConceptionAchevé d'imprimer le 24 novembre 1930. Je vais écrire une note sur ces poèmes, qui ont quelque chose d’étouffé, d’étranglé & même de prosaïqueCette note paraît dans La NRF de décembre 1931.. Une sorte de précision coupante & de sécheresse désespérée : on dirait d’un Benjamin Constant s’essayant au lyrisme. Mais rien de plus intéressant que de voir les nuances de cette sueur paysanne. Quelle salubre peine quand nous découvrons finalement à portée de notre main, deux ou trois vérités qui sont au nombre de celles qui nous importent le plus au monde, toutes voisines du point vital et éternel de l’esprit, où l’esprit pourtant ne peut se tenir et d’où lui vient nonobstant le but de lui-même.

Enfin, cher ami, il faut dire que vous êtes un mystique de l’analyse des idées ; car votre perpétuelle reprise [ab vitra?] qui vous permet de rapporter les pensées actualisées (et les plus inertes, celles qui ne sont presque plus pensées) à la pensée non actualisée qui les vivifie, on peut bien dire sans abus de mots qu’elle est une méthode mystique.

La discrétion blanche, chirurgicale, magicienne de Jean Paulhan, sa perpétuelle confrontation du mot & du silence, c’est tout cela qui vous donne cette autorité que vous avez sur nous tous. Votre finesse n’est point cette subtilité qui est une revanche du manque de force. Il faut une prodigieuse quantité de force pour arriver à cette délicatesse : penser assez énergiquement le lieu commun que l’on puisse y découvrir le pouvoir de métamorphose de la pensée qui tantôt passe dans le mot et s’y perdant elle même s’identifie à lui comme objet existant & tantôt le repoussant à distance le domine comme un simple mode. Votre position à l’égard du problème de lieu commun restera sans doute ambigüe pour beaucoup, qui n’apercevront point que vous dépassez à la fois le point de vue de la Rhétorique & celui de la Terreur. Mais le lieu commun à été pour nous le moyen d’attaquer l’intelligence même & de parvenir à ce degré de la pensée contemplative où le « voile du nom » est levé, - où le Contrarium renvoie au Centrum.

Je me reproche d’être resté très longtemps sans vous écrire et sans vous dire tout le profit de pensée, l’enrichissement secret que j’ai tiré des Fleurs de Tarbes. J'ai un peu du caractère de Johannes de Silentio. Il faut me le pardonner.

Je vous en ai un peu voulu de n’avoir publié de ma note sur Bousquet que la partie de critique & de réservesUnique critique de Joe Bousquet par Gabriel Bounoure ("La Tisane de sarments par Joe Bousquet", La NRF, octobre 1936).. Bousquet mérite mieux qu’un jugement purement négatif. Sa poësie n’est point encore devenue forme. Mais elle y tend. Et ceux qui trouvent leur forme trop vite restent sur la grève comme les carapaces de crabes, le ventre en l’air.

Ma femme vous envoie ses bonnes amitiés, à vous & à Madame Paulhan à qui vous ferez agréer mon très respectueux souvenir. Affectueusement à vous

Bounoure