Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1931-01-10 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1931-01-10 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1931-01-10 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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10 janvier 1931 Bien cher ami

Je vous ai une vive reconnaissance pour votre délicate charité :envoyer des livres à un malade. Rien de romanesque comme de voir arriver sur son lit un paquet de livres. Il est vrai que depuis plus de six semaines j’ai appris à goûter des plaisirs que notre grossière vitalité ordinaire ne soupçonnait pas : caresser un livre nouveau, ouvrir son mystère en tranchant du coupe-papier chaque jour je compare indéfiniment le vert du feuillage de l’olivier au vert de l’oranger, ma fenêtre ouverte sur le jardin offrant à ma vue deux de ces nobles enfants des terroirs méditerranées. Et j’admire aussi longuement l’innocence des roses d’hiver, splendeur stérile offerte non à l’espèce, mais au paradis Enfin vous voyez que je suis bien « en marge » et tout à fait en situation d’apprendre, si j’en étais digne, le bon voyage des maladies.

Pour consoler mes misères, Massignon m’a fait de longues visites ces temps derniers. Il a séjourné en Syrie, venant d’Irak, de Perse et de Russie. Toujours cette activité enflammée de l’esprit, cette tension , cette rapidité, ce magnétisme. Et quel beau virage tout modelé par l’ardeur spirituelle, par l’élan incessant de l’âme. Il s’est excusé de n’avoir pu vous donner encore ce que vous attendiez de lui. Il m’a promis d’y songer dès son retour à Paris. Il a tant de soucis et de labeur : un si fervent dévouement à tous les intérêts matériels, politiques, spirituels de tout le monde arabe qu’il ne peut plus rien donner à l’égoïsme d’écrire. Mais nous pouvons compter sur ce que sa nature n’a pas de parties grises, qu’il ne connait pas de minutes mortes, que son intensité est constante.

En Russie, – où il lui est arrivé les aventures policières les plus romanesques, tentatives de séduction en sleeping par une fille-fleur de la Tcheka, (ceci entre nous) – il a vu un spectacle qui l’a conquis : un peuple s’offrant en sacrifice pour affranchir les autres nations des laideurs de l’argent, une tension à la 1792 régnant dans l’immense république

Il estime qu’il y a bien des chances pour que réussisse le plan des Cinq ans : alors l’industrie des nations bourgeoises en vacillera sur ses bases et nous assisterons peut-être à l’horrible empire du Citroen et des constructeurs de tanks. J'aimerais bien savoir ce que dira son ami Maritain, s’il lui fait ce rapport.

Son voyage en Perse, à mon grand plaisir, l’a amené à réviser les idées un peu défavorables – à mon sens trop jansénistes,- qu’il se faisait auparavant sur les Iraniens. Il voyait en eux des nihilistes et des esthètes, s’absorbant dans la délectation morose et pour être trop persuadé que le devenir universel n’offre à la pensée aucun élément sttable, s’abimant dans une indolence de délicats jouisseurs. Il leur opposait l’austérité du génie mystique arabe.

Maintenant il leur pardonne beaucoup, en raison de la limpidité incomparable de la lumière sur ces hauts plateaux, de l’air de spiritualité qui enveloppe le paysage & les monuments et qui conseille ce détachement par excessive pureté. Et puis ce peuple délicat met de la poësie dans tous les actes de sa vie. Près de Chiraz, il était allé allé visiter l’humble village où naquit Al Hallaj. Il y rencontra un derviche qui parcourait les montagnes du Fars, venant de Kerman et de plus loin encore : ce saint homme vivait d’aumônes et aux paysans qui lui faisait la charité, il récitait pour s’acquitter et les récompenser quelqu’un des obscures poèmes mystiques de Chams eddine Tabrizi. Ces deux étranges voyageurs, si bien faits pour se comprendre entrèrent en colloque. Massignon apprit au derviche que le petit village, lieu de leur rencontre, était le berceau d’Al Hallaj. Et le pieux personnage, ravi d’apprendre ce détail qu’il ignorait récita au savant occidental un poëme du compagnons de Djalal Eddine Roumi. N'est ce pas charmant? Et incroyable et absurde à souhait ? Hélas, un trait semblable, déjà, ne s’observerait plus en Syrie où les laideurs de la presse quotidienne, comme en Occident, sont devenues le triste aliment du peuple, où le cinéma et la TSF commencent leur œuvre d’abrutissement

Vous me demandiez des nouvelles de Suarès ? J'ai reçu de lui une lettre douloureuse, qui m’a donné une franche peine. Vous savez qu’il a une faculté exceptionnelle de souffrir, que le moindre événement le blesse jusqu’à l’âme. Etre banni de la maison qu’il aimait, plusieurs mois de vie errante, c’a été pour lui une vérittable catastrophe. Lui que j’avais vu une fois gai comme un enfant sur la terrasse des Baux, jouant aux boules avec Louis Jou, il rumine tous les outrages du siècle et toutes les injures du destin. Il ne prend pas son parti des conditions de la cité et de la méchanceté des hommes. Il offre une sensibilité d’écorché à toutes les flèches du sort.

Le petit Laurentie, au bord du désert de Syrie m’a confié d’un mot timide qu’il était très impatient de voir paraître les poèmes que vous avez acceptés de sa main. Puis-je vous recommander d’avoir un regard spécialement favorable pour ces fils d’Apollon qui déterrent ici « les bijoux perdus de l’antique Palmyre », Laurentie, Schehadé ? Et savez vous que la mystérieuse, l’impénétrable Hama, où ne vivent peut être pas plus de six européens compte un jeune homme de talent : Jean Gaulmier, auteur des Bourgeois de campagne dans le premier numéro de l’Almanach des Champs. Massignon qui le connait encore mieux que moi le tient pour un esprit d’une rare distraction.

Avez-vous lu le Journal d’une désintoxication. De plus fort en plus fort. Ce qu’on n’aurait pas cru possible est arrivé : Cocteau écrivant un livre sot. L'homme qui distrait le Prince de Galles ! Cela fait penser à l’Homme qui a fait rire le Schah de Perse. Il restait à Cocteau à étonner par sa bêtise Elle est suivant Dostoïevski le risque du démon. Les démons de l’opium ne sont pas encore chassés

J'ai lu aussi le second manifeste du surréalisme. Quelle misère. Et ce sont ces poètes qui nous promettent comme Kiriloff l’éternité rendue présente !

Acceptez, bien cher ami, pour vous et ceux qui vous sont chers, les vœux de ma fidèle et reconnaissante amitié

Bounoure

[Sur le côté à gauche de la lettre :]

Le numéro de septembre de la NRF ne m’est jamais parvenu ; de sorte que je n’ai pu lire Malaisie. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez me le faire envoyer.