Je dicte cette lettre à ma femme, -ange gardien du Soulier de Satin et garde-malade, - Je suis, en effet, à l’Hotel-Dieu de Beyrouth avec une jambe en capilotade à la suite d’un accident de moto. J. Chevrier que je vous ferai connaître dans quelque mois, ce surréaliste de la haute mathématique, ce disciple de Cantor, m’ayant emmené en moto sur la côte de Phénicie, à l’endroit même où Jonas fut vomi par la baleine, nous fûmes au retour écrabouillé par une auto militaire, engin qui d’après le gendarme chargé des constations judiciaires est un « préjudice » à l’égal d’un fusil. Est-il dans mon horoscope comme dans celui de Max Jacob d’être victime des véhicules mécaniques ?
Voyez donc, cher ami, mon triste état, mon impuissance. Je suis condamné à de longues semaines d’immobilité et tous les livres que votre amitié prévenante et délicate m’enverra seront les bienvenus.
Je vous renvoie les épreuves du Soulier de Satin. Pour celles de l’Oiseau Noir, il me semble qu’elles ont été composées sur la première version, celle qui était à détruire. Or j’ai été pris un jour de cet été d’une grande frénésie de destruction de manuscrits et dans cet auto-dafé a du périr l’article corrigé que seul j’aurais voulu voir confier au prote. Ce deuxième article était allégé et l’essentiel s’y trouvait mieux situé et éclairé. Il est certain qu’il y a chez Claudel une gaieté de gros homme qui est parfois fort déplaisante. La note signalant la réfutation de Freud avait dans mon 2eme article disparu. J'avais en effet, à la réflexion, trouvé qu’elle était un peu sommaire et expéditive. Je serais très reconnaissant à votre amitié de me renvoyer les deux articles sur l’Oiseau Noir que je vous ai envoyés pour une mise au point définitive et excusez-moi de vous donner tant d’embarras
Je vous enverrai dans peu de temps un Desnos refait et très bref. Je vous enverrai d’ailleurs à l’avenir des notes brèves, mon abondance m’inspire à moi même un profond dégoût. Mais pour Claudel, vous m’aviez vous-même, donné libre carrière. Pour ces longues notes, je vous laisse toute liberté pour les publier sous la forme qui vous paraitra la meilleure.
Entendu pour Supervielle, Michaud et Muselli
Bien cher ami, excusez cette morne lettre. Je ne suis que plaies et bosses. Recevez tous mes vœux pour votre santé & celle de Madame Paulhan et croyez à ma très vive & reconnaissante amitié !