Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1930-08-08 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1930-08-08 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1930-08-08 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Beyrouth, 8 aout 1930 Bien cher ami

Votre lettre m’a fait grand plaisir, m’a fait grand bien. C'est l’été surtout que l’on ressent ici ce qu’il y a de désertique, d’oppressant dans cette Asie collective, millénaire, continent de l’anonymat, qui a réussi à faire rentrer dans le repos le devoir même de la connaissance. Parfois je souhaite me perdre dans cette indifférence : je la sens qui m’envahit par en bas comme un brouillard les fonds de vallée. Cependant la désolation et l’aridité font étinceler ses sommets qui refusent se s’éteindre. Le fakirisme d’un occidental ne sera jamais complet ni parfaitement réussi.

Hélas, je n’irai pas en France cette année. J'ai beaucoup de travail et du plus obscur. Heureusement, le petit Schehadé pousse avec moi cette meule, jeune marié de la Poësie, toujours au matin des Noces les plus charmantes & les plus mystérieuses. Sachez qu’à mes ordinaires supplices, on a ajouté la tâche ingrate de « préparer l’Exposition de 1931 ». Cette exposition devant avoir un caractère « historique, ethnologique et sociologique » (!?), il a été admis que c’était sur moi que devait retomber ce faire. Me voilà donc ethnologue, sociologue, moi qui ne suis rien et surtout pas ça. Voyez moi embarqué dans le recensement des costumes, des « objets de chasse, de pêche, des techniques locales », des objets liturgiques etc... Plaignez moi. Les effarés qui sont dans les administrations & les comités refusent de se prêter à la recherche de ces documents propres, disent-ils, à les humilier, à les faire passer pour des sauvages, des polynésiens. Ajoutons que nul ne s’est jamais occupé d’ethnologie syrienne. C'est terra incognita. Alors on s’avance dans la nuit, en se confiant aux lumières tremblotantes promenées par une jeune fille « spécialiste du costume » et par les officiers des « services des Renseignements ». Un seul parti à prendre et que j’ai pris : accepter la situation avec légèreté et réunir un bric à brac qui sera bien assez beau & bon pour la badauderie des Occidentaux. Mais vous voyez dans quelle perpétuelle offense à nos dieux je vis sur ces rivages.

Il y a bien longtemps que je voulais vous remercier de m’avoir fait don du Guerrier Appliqué. Par un tour singulier, il m’arrive d’être le plus silencieux sur ce que je goûte et j’admire le mieux. J'ai aimé peu de livre comme ce livre d’une Politesse parfaite, racée, asiatique. Il est austère et pur, grave et transparent, d’une élévation et d’une pudeur bien rare. Parmi ce peuple de ma bibliothèque, je le range parmi les princes. Il vous ressemble enfin, qui donnez, je me rappelle, l’impression d’une force grande & sûre soumise à une douceur accomplie, ou il entre un peu de magie & beaucoup de mystère.

Personne n’a parlé de la guerre comme vous, d’un ton aussi libre, avec un naturel qui est au niveau de tout événement et qui tient à une certitude que le fait le plus panique trouvera en vous une réponse d’intelligence & de spiritualité. Ici pas la moindre nuance d’emphase, pas le moindre asservissement à ses grands mots, à des devoirs, à des généralités. Voila sur la guerre le livre de l’homme libre. Celui d’Alain – qui est beau,- a l’accent politique & le ton de l’homme social. Alain est libre des Pouvoirs, sans doute, mais il n’en est pas si libre puisqu’il y croit. Ce n’est pas Jean Maast qui essayerait d’imiter l’énormité et la grossièreté de la guerre avec de la métaphysique, cette artillerie intellectuelle à grande puissance, ni avec les images à déflagration violente. C'est bien par vous, cher ami, que nous prenons enfin notre revanche sur la guerre. Vous en triomphez par une puissance d’exactitude intérieure où je vois la plus belle poésie. Jean Maast est l’exemple de ce que doit donner à la guerre un jeune français bien né, qui a honte de cette épopée obscène : une application simple et rien de plus. Jean Maast n’y a jamais engagé une certaine faculté de disposer de son arme, sans contrainte ni suggestion. Pouvoir réservé, mais qu’il n’emploie pas à juger les politiciens, les chancelleries, les forces de la cité, - qu’il emploie à connaître les plus petites oscillations de notre âme, les liaisons les plus ténues de notre corps et de notre conscience. Jean Maast a réduit la guerre à n’être qu’une occupation parmi les occupations humaines, gardant pour lui un extraordinaire privilège d’apercevoir comment il répond en lui même aux situations par ses sentiments qui échappent parfois à toute parole. Parmi tant de misères et ces exagérations d’horreur, qu’il ne décrit pas, mais qu’il rend présentes, le jeune soldat se voyait en lui-même tantôt jouissant inexplicablement d’une compensation de vitalité, tantôt relevé par un esprit de jugement qui cherchait une sorte d’équilibre, tantôt soumis à un dénuement que la perception imitait. Mais j’ai honte de ces formules, quand votre voix si près du silence, sait si bien recréer cette « troisième vie » qui n’est ni la vie organique, ni la vie intellectuelle, mais ce mystère lumineux que Jean Maast transporte avec lui dans la tranchée de boue et les pauvres guitounes. « L'Abri qui s’éboule », « Chants dans la tranchée voisine », voilà pour moi des exemples de récits où l’art est vaincu par l’art même. Il est impossible d’être à la fois plus savant et plus vrai.

Michaux n’est point venu en nos parages, ou, s’il passa par la Syrie, resta un voyageur inconnu. J'aime beaucoup ce qu’écrit ce poète qui voit le monde à l’envers et qui coupe sa vision de brusques détentes imprévues comme une sauterelle suspendue le ventre en l’air à un caoutchoutier.

Il est entendu que quand les poëmes de Morvan le Gaëlique auront paru, je reprendrai mon étude sur Max Jacob, qui a des parties faibles, ne dit pas l’essentiel et devra rendre compte de ce nouveau recueil. Je vous serais bien reconnaissant de me renvoyer mon texte, car je n’ai plus ici aucune trace de cet essai : je me souviens seulement qu’il était très imparfait.

Je n’ai pas reçu Corps & Biens. Vous seriez bien aimable de me le faire envoyer. Je pourrai ainsi compléter les pages déjà écrites sur la Liberté ou l’Amour.

J'ai deux Claudel, qui dorment dans la poussière et la chaleur. Je vais les épousseter et vous les envoyer.

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Mon fils est dans le Finistère : il fait comme mousse de la pêche côtière et hauturière, sur un sardinier qui s’appelle le Parbleu, et sur un langoustier qui s’appelle l’Aventurier. Il vient de m’envoyer un recueil de poëmes qu’il m’a dédié. Il aime la descendante d’un corsaire malouin, qui est la petite fille d’un grand critique du 19e siècle. Lui manque-t-il une seule des conditions du bonheur ? Le malheur, il sait en inventer juste ce qu’il faut pour la poësie. Il est vrai que le baccalauréat grandit à l’horizon...

Je vous souhaite de bonnes vacances. Je vous approuve de fuir la Méditerranée, cette mer humaine, trop humaine. Croyez à ma très fidèle & très vive affection.

Bounoure

J'ai beaucoup voyagé les temps derniers, avec mon frère venu au Levant. J'ai visité la Palestine et j’en rapporte deux impressions : 1/ les lieux bas de la Terre (Mer Morte, Tiberiade) sont pleins de démons 2/ les sionistes m’ont dégouté par leur matérialiste optimiste, leur bassesse primaire. A mon retour, j’ai eu la peine d’apprendre que ma chatte s’était noyée et que mon porc épic avait été empoisonné par les boulettes imbécilement répandues par une équipe municipale de dératisation.

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Je vous envoie un poème de George Shehadé. Je suis heureux que vous ayez été sensible aux mérites de Rodogune Sinne. Mais les Orientaux ne veulent pas admettre que l’art est long...