et Supervielle ?
Beyrouth, 24 avril 1930 Bien cher ami
Partant pour un voyage vers l’est et la Damascène ravagée de sauterelles, je ne veux pas différer davantage l’envoi d’une note sur Jouve, que j’espère faire suivre, à bref délai, des notes que vous m’avez réclamées avec tant d’amicale patience.
Je me suis permis de vous envoyer il y a quelque temps un petit roman qui est plein de très jolies choses, mais qui a, je le crains, le tort d’arriver à un moment où l’on est un peu fatigué, ce me semble, du roman poétique. Il est vrai que Rodogune est si peu un roman : ce ne sont que des aventures écrites sur de l’eau, où même sur de l’air, l’air tremblant du rivages de ces pays d’Orient.
J'ai été abordé il y a peu de temps dans les couloirs du Sérail par un jeune homme timide : j’étais en train d’admirer son air poétique et si gentiment perdu quand il s’approche de moi pour me remettre un mot de votre main. C'était M. Laurentié : Un vieux colonial qui sait l’annuaire par cœur et connaît tous les arcanes de l’administration m’a dit que cet Eliacin passait parmi ses pairs pour un intrigant redouttable. Mais j’incline à croire que c’est simplement un terme péjoratif dont [mot illisible] décore la finesse d’un poète.
J'ai beaucoup voyagé ces temps-ci. Je suis allé voir les régions encore inconnues de moi : le Djebel Moussa, sauvage et chenu, avec les sommets hantés des ours et des bouquetins, avec de vieilles églises arméniennes ruinées, ensevelies sous les figuiers et les néfliers. J'ai vu Soueïdié, l’ancien port d’Antioche et j’ai lu Hölderlin sur le Djebel Aldra, marquant les pages les plus aimées avec des violettes dont l’éclat et l’intensité passent toutes celles de Parme et de Toulouse.
J'ai mérité votre silence, mais j’en souffre. Ecrivez moi et croyez moi toujours très affectueusement votre.
G.B