Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1930-02-26 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1930-02-26 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1930-02-26 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
Beyrouth, 26 Février [1930] Mon cher ami

Le courrier vous apportera le premier roman d’un tout jeune écrivain du Levant, de qui, pendant les dernières vacances, je vous communiquai plusieurs poèmes. Je souhaite que Rodogune Sinne puisse vous plaire et, vous ayant plu, qu’il puisse être édité. Je souhaiterais même que votre suffrage, le premier, fût acquis à ce jeune poète qui possède les dons les plus rares, sait à peine encore s’en servir, mais vous éblouit par une légèreté, une agilité, une grâce que pour moi, je goûte très vivement. Il n’est point sans ressemblance à Cocteau, il me semble. Mais Cocteau, en bon Français, est surtout chez lui parmi les idées : il manipule les mots avec des mains d’acrobates pour faire luire d’inattendues évidences intellectuelles. Avec Georges Schehadé, c’est tout autre chose. Il habite le monde des colorations, des parfums, de la chair fleurie : il vit dans la merveille du concret. C'est là où Cocteau aurait bien voulu pénétrer, car cette « vie de sensations » comme disent Keats & Dostoïevski est le propre univers du poète. Je pense que vous admirerez la noblesse de cette légèreté, de ce jeu dont le mécanisme frêle s’accompagne d’une ironie blanche, impalpable, traversée secrètement de douleur. Mécanisme ordinairement est signe de lourdeur, mais ici c’est la cage tournante d’un charmant écureuil. Noblesse d’une très vieille race qui ne croit réellement qu’aux choses pures et nues. Georges Schehadé, c’est visible, ne tient pas du tout à ce que son roman ait un sens, une fin, une intrigue aux épisodes bien agencés. Une cascade de perles baroques tombe, doucement retentissante, au creux d’une coupe rose. C'est un chapelet d’ambre qui passe sous les doigts de l’imagination, les qualités qui glissent dans un détachement presque métaphysique. Ces mots, si prestes d’allure, semblent parfois éprouver un étonnement naïf et cocasse de se rencontrer dans ce carnaval ; puis ils en prennent leur parti, se donnent la mains d’un air naturel et un peu ivre. Et les voilà dans une sorte de fête vénitienne, dans un déguisement universel, qui passe sur un fond d’absolu ou de néant. Tout est sensations chez Georges Schehadé, mais sensations qui parlent à peine aux sens : une gymnastique transparente de l’âme jongle avec les colorations le caractère est tout à fait asiatique et vous y verrez comme moi l’originalité de ce petit roman. C'est un sentiment tout à fait oriental que nous révèlent ces jeux : le goût de l’âme nue, le sentiment d’une unité au dessous de laquelle partent toutes ces fusées. Les nuances spéciales de l’amour et de la tristesse naissent de là [il manque la fin de la lettre].