Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1930-01-20 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1930-01-20 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1930-01-20 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
Beyrouth, 20 janvier 1930

Bien cher ami. Votre radio m’est une occasion de m’adresser de cruels reproches pour ma négligence, pour un silence qui n’était pas oubli mais en prenait l’apparence. Cependant vous n’avez jamais été plus près de ma pensée, dans un chaos où je me suis mis un jour, comme coupé de mon existence, séparé de ma vitalité que je voyais du haut d’une douleur purifiée. J'ai lu le Pont Traversé, que je ne connaissais pas, admirant avec quelle souplesse, quelle aisance simple vous saviez approcher de l’indicible, poser doucement la main dessus : on sent une chaleur de plume, d’oiseau et puis plus rien. Il y a là un exemple souverain pour dissiper terreur et désespoir sans altérer la merveille. Quelle essence une seconde s’est faite existence, on ne sait : dans cet amour du feu et de renversement que je garde, je me souviens salutairement de l’air naturel et magicien avec lequel vous placez un miroir pur en face du foyer le plus mystérieux de l’âme. En ces sentiments j’étais bien peu disposé à m’occuper de critiques. Jouve et Claudel sont prêts cependant, mais n’ont encore d’existence que manuscrite. Je vais vous les envoyer. Pour le Guéguen, je vous donne toute permission et vous prie de croire que je vous suis très reconnaissant de vous charger de la tâche ingrate de lire la plume à la main ce misérable texte. Il se peut, à bien juger, que telle expression ait besoin d’un coup de lime. Je sais qu’il m’arrive en présence des réputations consacrées à l’Académie et des gloires d’Universités, d’être saisi d’une sorte de délire d’irrévérence. Cette folie conduit tout droit ou risque de conduire à l’injustice. Coupez donc si vous le voulez bien une ou deux branches gourmandes, mais n’altérez pas le tronc et conservez le tranchant et la pointe. L'honneur du critique – s’il existe – est de s’exposer aux puissantes inimitiés (!?) pour dire son avis tout net : on se pardonne d’être un peu cruel pour un poète qui publie son premier livre, si l’on ose, sans plus de ménagement, traiter les plus hautes idoles. Notez bien que j’admire beaucoup Valery : mais qu’on ne vienne pas me dire qu’il a une sensualité magnifique. Il a une sensualité de bibliothécaire, de conservateur de l’enregistrement. Chacun à sa place et qu’il garde son rang. Mais ils sont épatants ces critiques ! Je me rappelle que Leon Brunschvicg prétendait bien lui aussi avoir part et droit aux grandeurs de l’action et de l’amour. Mais non, bonnes gens, contentez vous d’être ce que vous êtes. Ce n’est pas peu d’ailleurs et je vous l’accorde.

Je voudrais bien que vous donniez une page ou deux de moi sur Max Jacob. Vous devez avoir une étude, dont je ne puis retrouver ici aucun exemplaire. Je me souviens qu’elle est pleine des lieux communs habituels sur Max : je voudrais faire disparaître ces vulgarités et dire comment la sensibilité en Max a muri lentement dans le Zohar l’allégorisme des émanatistes orientaux, revécus par ce cerveau perpétuellement recentré, en proie à la folie des paronomases mystiques. Vous seriez bien aimable de me renvoyer cette étude pour que je la remanie profondément.

Entendu pour Desnos : cela me va d’autant mieux que j’ai lu plusieurs fois les vers de sa main très supérieurs à son roman épique et obscène.

Je vous remercie bien vivement pour m’avoir fait envoyer les épreuves de Claudel : le Soulier de Satin : mais il me manque la deuxième journée : on m’a, par erreur, envoyé deux fois la quatrième. - Je me permets de vous demander quelques livres qui me manquent.

Recevez, bien cher ami, avec tous mes vœux, les assurances de ma reconnaissante et fidèle affection.

Bounoure

J'ai appris avec une vive peine la mort d’André Gaillard