Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1929 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1929 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1929 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Lesconil [1929] par Pont l’Abbé (Finistère)

Bien cher ami [1929]

En votre société et à côté de Julio, combien la Méditerranée encore m’eût paru séduisante et chèrement aimable. Mais quoi ? Me voici à Lesconil, tous les autres hommes, au bord d’un Océan tour à tour couleur de mercure ou de turquoise, péchant la sardine ou la langouste avec des marins communistes, dont les femmes sont possédées du diable. Pays si beau, si antique et si noble, que je forme le dessin d’y bâtir, à l’extrémité la plus irlandaise de ce village bleu & blanc, une maison de granit et d’ardoise entourée de tamaris et de mimosas, où je guérirai lentement les empoissonnements de l’Orient. Connaissez-vous Lesconil ? Lesconil se trouve au bout d’un estuaire mélancolique, aux herbes verdâtres & furieuses, à la juste jointure de deux régions cornouaillaises, que j’aime d’un égal amour : le pays âpre & violent de Saint Guenolé – Penmarc’h et les anses tièdes & langoureuses de Tudy et de la Forêt, entre la Bretagne tragique & la Bretagne arcadienne. Lesconil participe à ces deux caractères. Juste au nord s’étend une palud bordée par des arbres puissants et noirs, décor pour un roman de Balzac, lithographie romantique, espaces d’une tristesse puissante, avec d’énormes menhirs auxquels [mot illisible] semblables lichens donnent une couleur chimique, d’une étrangeté surprenante. J'espère qu’un jour je vous ferai parcourir ces landes et vous emmènerai en barque aux îles Glénans pour manger la cotriade en écoutant ces marins cornouaillais qui sous l’empire du vin sont saisi d’une jactance des plus poétiques et savent gaber comme leurs ancêtres des grands romans & des chansons héroïques. J'admettrai difficilement que vous ne soyez pas présent le jour ou j’inaugurerai ma chaumière celtique, parmi tous ces baladins du monde occidental.

Le premier contact avec le père Océan, quand on est devenu un pur Phénicien comme moi est terrifiant à l’égal des discours de ce sophiste venu de Mégare. Couché sur le sable, j’ai traversé de longs jours ou j’assistais à moi-même devenu ὁμοῖος φυτῷ« de même nature/semblable à la/une plante » (Aristote, Métaphysique, [1006a], [15]). comme le sceptique d’Aristote, flottant dans les profondeurs abyssales d’une insondable torpeur organique. Cette explication, vous la jugerez bonne, indulgent ami, pour me pardonner d’être resté si longtemps sans vous répondre et de ne joindre à cette lettre aucune note pour la revue. Je m’engage à vous envoyer prochainement une forte cargaison de manuscrits.

- Quand j’ai demandé, selon votre vœu, un poème à Hoppenot, je n’ai pris très évidemment aucun engagement que je n’avais aucune qualité pour prendre. Je lui ai dit que vous souhaiteriez publier un poème de sa main et que moi-même en serais très heureux. Ce double vœu ne fait pas promesse. L'acceptation de l’oeuvre dépend naturellement de l’avis du comité de la Revue. Si quelqu’un prenait un engagement, c’était celui qui acceptait de répondre à ce vœu : il s’engagerait à donner un très beau poème. L'a-t-il fait ? Hoppenot est un épigone de Claudel & de St John Perse, qui a eu la chance de connaître la maladie et la souffrance. A ces 4 maitres, il doit tout son talent : il va le gâter par la superbia diplomatica la plus sotte. Et déjà c’en est fait, peut être. « Retour » respire une insupporttable complaisance à soi-même, la fausse subtilité, enfin la Rhétorique, - et ce qui est pis, l’abondance rhétoricienne. Massignon l’exterminateur me disait déjà à propos du Continent Perdu : « le continent, c’est de l’incontinence. » Mais enfin quelle est la revue à qui il n’arrive pas de publier au lieu d’un poème un morceau de rhétorique. Et quand il y a deux grands poètes par siècle, il convient de se recrier sur la prodigalité de la Nature et de s’émerveiller de la générosité avec laquelle sont multipliés les dons mystérieux du génie. C'est pourquoi je serais heureux qu’en appel le procès de Hoppenot se terminât par un verdict plus favorable.

Je parlerai avec plaisir de Jouve dont j’ai beaucoup aimé Noces ; mais je n’ai pas reçu le Paradis Perdu. Pourriez-vous me le faire adresser et ne serais-je point indiscret en vous disant que je recevrais avec grand joie l'Oiseau Noir, l’Ecuador de Michaux, la Ligne verte de Pourrat, Battling le Ténébreux de Vialatte et le Mouloud de Grenier dont vous me parlez. Je voudrais bien lire également Hécate de P.J. Jouve et l’Ecole des Femmes de Gide et Allen de Valery Larbaud et le Molière de Ramon Fernandez. J'ai un arriéré de lecture inouï.

Je suis très impatient de connaître votre avis sur les poèmes de Georges Schehadé, ces frêles cristaux, ces sons étranges arrachés par la plus fine aiguille d’acier du fond d’un sillon d’ébonite, sur un disque qui tourne avec le système solaire.

Je quitte la Bretagne vers le 15 septembre. Après quoi, Flandres, Lorraine, Alsace, Auvergne. Je serai à Paris en octobre, où j’aurai, j’espère, le plaisir si longtemps attendu de vous voir.

Croyez à ma très vive & très fidèle amitié.

Max Jacob, poursuivi par le ressentiment de Saturne vient d’être jeté à bas d’une auto sur les pentes Sud de la Montagne Noire. Voyez vous notre cher Mage pantelant sur un fond de bitume. Max aime autant les autos que les autos l’aiment peu. Je l’ai vu donner un merveilleux dessin à un tabellion pour obtenir d’être emmené en auto au Pardon de Sainte Anne. Saturne a beau jeu avec de telles imprudences

Dernière heure. Un messager que j’avais dépêché à mobylette m’apporte la nouvelle que Max doit rester 40 jours au lit et ne reçoit visite de personne – Sauf, je pense, de Dieu et de ses saints.

G. BOUNOURE, à Lesconil, par Pont l’Abbé, Finistère -