Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1929-07-06 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1929-07-06 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1929-07-06 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Beyrouth, 6 juillet [1929]

Le silence, cher ami, que j’ai gardé à votre égard, si longtemps et bien contre mon gré, m’emplit de honte quand je pense à vos lettres si amicales, si généreuses. Il faut considérer ma triste vie : les besognes ingrates que j’accomplis ici, sous un climat affreux. Heureux les jours où l’on peut se donner le seul plaisir de ces mornes Échelles : le bain dans la mer bleue et lourde qui se caresse aux rochers blancs. Plaisir en ce moment mêlé d’angoisse : on a vu un requin dans la baie de Beyrouth : un capitaine de corvette que je veux croire un peu visionnaire a vu le sinistre aileron rayer la vague. Parmi les amis des eaux, il a semé la panique. Il est vrai que cet officier – homme précis et qui sait tous les tonnages de toutes les marines, compense cet excès de rigueur par quelques mythologie d’imagination. Il croit fermement que le serpent de mer hante la baie d’Along. Le requin de Beyrouth est son violon d’Ingres Je souhaite en tout cas que ce squale n’aille pas jusqu’à Port-Cros.

Je vous sais gré de m’avoir appris les grands événements qui se sont produits dans la vie de Jouhandeau. Je suis sans nouvelles de lui depuis plus d’un an et ne romprai point le premier ce silence que sa volonté seule fait régner entre nous. Qui ne pardonnerait à Jouhandeau les caprices les plus injustes, voire les cruautés les plus gratuites. J'ai aimé, j’aime Jouhandeau pour lui-même, non pour moi. Peut être ce silence est-il pour me mettre à l’épreuve. Jouhandeau est plus femme qu’une femme : il a beaucoup de la tigresse – et des quatre animaux des Evangélistes. Ai-je besoin de dire que je garde la même admiration à l’auteur de Godeau et des Pincengrain. Quelqu’un doit-il parler d’Opales dans la NRF. Si personne ne s’est chargé du commentaire de ce roman, il me semble que j’aimerais pendant les vacances écrire une page ou deux sur lui. Il y a six ans j’ai reçu confidence de ce livre : je sais la place qu’il a dans la vie et l’oeuvre de Jouhandeau : il représente la prime naissance de l’ironie dans un mysticisme de collégien qui n’est encore qu’un droit à l’emphase. Je trouve magnifique le courage de Jouhandeau de faire paraître ce livre maintenant, après tant de livres pleins de maturité, de force et d’étonnantes découvertes. Il est bien évident que personne n’a compris ce [mot barré], qu’au total il a fait tort à son auteur. C'est ici le cas de nous servir, cher ami, des leçons que vous avez données : il ne faut pas interpréter ce livre comme mots, car tous les mots y semblent faux, mais comme pensée.

Vous m’avez à deux reprises parlé de Lochac, dont j’ai reçu les livres. L'opinion de Larbaud a tant de prix pour moi que j’en ai commencé la lecture avec l’idée de voir à chaque ligne la vérification de ses éloges. Et bien, je dois dire, pour être franc que je n’ai pas pu trouver en Lochac une seule qualité vraiment poétique. Sans doute la poésie qui s’échappe des cartons renfermant les vieilles estampes, antiques boites à éventails, verdures de Felletin rongées par les mites. Et puis aussi les effets bien connus qui résultait d’un cliché. D'une expression plâtreuse mise à la rime. Mais je trouve tout cela bien au dessous des sonnets d’Henri de Régnier ou des poèmes de Francis Jammes.

Je vous avouerai que je n’ai pas beaucoup aimé non plus le Romains de Jean Prevost. J'ai l’infirmité d’être sensible à la moindre nuance de cuistrerie. Vous auriez dû publier cet article traduit en allemand. Ne me croyez pas ennemis des Germains : il leur sera beaucoup pardonné à cause de leur admiration pour Claudel qui est de nos plus grands poètes. Hoppenot, étant sous ses ordres à Rio de Janeiro, a subi bien des fois les bombardements de cette catapulte lyrique. Les engueulades de Claudel sont des typhons de l’Océan Indien : certain aspirant à la main de sa fille, qui fut refusé au concours des affaires Etrangères essuya une telle tempête qu’il fut affligé de tremblement des extrémités inférieures pendant plus d’une semaine. - Pousot m’a dit qu’avec Claudel il ne parlait jamais que de gastronomie et allaient ensemble manger des poulardes arrosées de vieux bourgogne. Sur ce sujet le prophète irrité s’apaise et montre belle humeur.

Je n’ai pas beaucoup aimé Variables, je dois dire. Le ton de la sagesse ne convient pas à Suarès : s’il n’aime, il n’est rien, comme disait Racine. Et puis on ne peut inventer en philosophie qu’en moyennant une connaissance parfaite de la technique philosophique.

Je vais écrire à Massignon. C'est un homme qui vit dans une presse inimaginable. Il a été en Afrique du Nord ce printemps comme membre de la Commission Tardieu pour l’extension du Droit de Vote des Indigènes. Il ne peut écrire que des billets, faits de deux ou trois fulgurations.

Je vais vous envoyer un Valery, ou plutôt une étude du livre de Pierre Guéguen. Vous me direz très nettement ce que vous en pensez et si vous estimez pouvoir publier ces pages. Vous verrez que je fais la part belle à Valery : je trouve que la jeune Parque est un poème admirable et je le dis. Ce que je n’aime pas dans Valery, c’est le didactisme et surtout toutes ces caresses, ces pâmoisons, ces suavités, ces titillations. Je trouve qu’il y a dans Valery un Pierre Louys en Sorbonne, un Hegel dameret. Cela gâte à mon goût cette nuance si belle de désespoir dans la parfaite lumière, qui est son originalité, son fonds propre. Je n’ai pas besoin de vous dire que je trouverai légitime votre refus, si vous estimez ne pas pouvoir publier cette note et je ne vous en garderai pas le plus léger ressentiment.

J'ai beaucoup aimé vos dernières études, vous vous défendez très justement du reproche de subtilité ! Vous savez qu’on vous l’adresse : je l’ai entendu plusieurs fois dans la bouche de ces gens qui sont incapables de suivre jusqu’au bout la démonstration de la plus élémentaire proposition d’Euclide. En lisant, ils veulent être uniquement passifs : or vous exigez de votre lecteur qu’il prenne au moins la peine de vous suivre et s’écartes des vaines broussailles des habitudes verbales, tant de confusions dont nous préférons être dupes plutôt que de nous imposer l’effort d’en triompher. Subtil, vous l’êtes, mais c’est moins un mérite qu’on doit justifier, qu’un mérite qu’on doit déclarer élémentaire. Ne laissons pas la lourdeur d’esprit et l’opacité des brouillards du lac Copaïs s’arroger impudiquement tous les droits. Votre démarche dans Secret est pleine de bonds silencieux. À chaque instant on vous voit inexplicablement plus loin et nous courrons après vous. Je suis très impatient de vous voir entrer dans l’édifice bergsonien et critiquer cette fameuse critique du langage.

J'irai surement en France cet été. Peut être m’y rendrai-je en passant par la Turquie et l’Europe centrale. Ponsot veut qu’on aille un peu observer le mobilisme de l’immuable Turquie, les services que leur rend le nouvel alphabet, ces caractères latins que Massignon voudrait voir adoptés par le monde arabe : car il est mystique en un sens très intérieur et méprise les signes, leur caractère esthétique et le faux sentiment « artiste » ou « passéiste » qui nous attache à eux. Cette si belle écriture arabe, il la regarde « comme du fumier ».

Mais j’irai surement vous voir à Paris en octobre.

Croyez que je suis, avec beaucoup d’admiration et de fidélité, votre ami reconnaissant.

Bounoure