Beyrouth, 23 février 1929 Bien cher ami,
Je dois vous dire que j’attends avec impatience le prochain numéro de la NRF. Non pas seulement parce que le professeur de la Sorbonne semble être arrivé au bout de sa glose et qu’ayant mis le point final il nous invite à l’espoir que nous ne l’entendrons plus. Mais surtout pour lire la suite de votre étude qui, avec l’admirable page d’Alain contient tout l’or de ce dernier fascicule. Vous nous rendez la vie de l’intelligence, tant vous la vivez fortement, aussi passionnante, aussi romanesque que la plus belle aventure. J'ai une hâte extrême de savoir où & par où vous allez nous mener et comment vous vous prononcerez sur cette question du naturel. Il me semble que Valery est un peu à l’égard du naturel comme ces philosophes, ennemis de la métaphysique qui ne semblent rien admettre au delà du phénomène et cependant ne peuvent se tenir de toujours présupposer, même à leur insu, quelque noumène. Il y a une sorte de passe-passe chez Valéry, moins involontaire sans doute, que pratiqué par quelque coquetterie de subtilité et pour nous duper par quelque aporie dont lui seul aurait le secret. Je vis cela un peu au hasard, n’ayant relu aucun texte de Valery et par pure impression. Pour lui l’immédiat n’existe pas : il exténue, il minimise le spontané, - (ce qui n’est pas bien neuf, tous les philosophes de l’idéalité ont dit ça et très bien) ; mais il ne laisse pas de ressusciter l’immédiat au moins à l’état de fantôme puisqu’il parle de la comédie du construit. C'est là le sophisme : pour distinguer la convention, il a besoin d’une nature, comme pour caractériser l’erreur, il est nécessaire de disposer de la vérité. Or pour lui, il n’y a pas de nature, si ce n’est un « acte » qui a l’état pur est plutôt de droit que de fait. Quand tout est illusion, on ne peut plus parler d’illusoire. Si tout est fabriqué, il ne faut plus parler de naturel, comme il ne faut plus dire que le fabriquant est comédien. Mais quoi, j’attends la suite de votre analyse qui dans le marbre le plus impressionnant découvre merveilleusement les fissures invisibles. Savez vous que j’ai été autrefois un lecteur du « Spectateur », non point celui de Marivaux dans une autre existence (Et encore que sait-on!) mais celui qui paraissait vers 1910...
Fargue est entre les mains de la dactylographe. Je vous l’enverrai dans deux jours. Savez vous que votre radiogramme m’a fait me ruer sur mon encrier. Vous employez des moyens de pression tout à fait déloyaux !
J'espère que Massignon vous aura promis quelque chose. S'il faut le supplier, dites le moi.
Mille mercis de m’avoir appris le premier la naissance d’Anne-Marie Supervielle. La lettre de son père n’est arrivée qu’après la votre.
Il pleut ici comme en Irlande. C'est désolant.
Vives & sincères amitiés.
Bounoure.
[en haut de la page à gauche] Je n’ai pas reçu le livre de Chabaneix
[marge gauche] Je vous l'enverrai sous deux jours