Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Jean Cassou à Jean Paulhan, 1953-09-27 Cassou, Jean (1897-1986) 1953-09-27 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1953-09-27 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français

MUSÉES NATIONAUX

MUSÉE D'ART MODERNE

ADRESSER LA CORRESPONDANCE : 

2, RUE DE LA MANUTENTION

ENTRÉE DE LA CONSERVATION

13, AV. DU PRÉSIDENT-WILSON

PARIS-XVIe

2, RUE DE LA MANUTENTION

TÉL : PASsy 77.73

Nouvelle adresse depuis 1 an:

4 rue Antoine

Dubois VI

29.IX. [1953]

Mon cher ami, nous n’arrivons plus à savoir ce que furent exactement les opinions de Rimbaud en 70-71. Quant à Valéry, je le désapprouve fort d’avoir été antidreyfusard. Mais je n’aurais, 20 ans après, ni même à cette époque, tenu nulle rigueur au poète d’avoir pris, en des matières graves, une attitude frivole, sans portée, sans engagement, et qui ne marquait que son incapacité de prendre au sérieux certaines matières graves.

Pour moi, je prétends penser fortement et entièrement ce que je pense et ne m’y être résolu qu’après mûre réflexion et en toute lucidité de conscience. La Résistance n’a pas été une opinion entre tant d’autres également plausibles. Mais un choix moral, accompli en faveur de ce qui nous paraissait juste et vrai contre ce qui nous paraissait ignoble. Je ne reviens pas sur ce choix et, directeur de revue ou simple particulier, je n’ai aucune envie de rencontrer des gens qu’en vertu de ce choix je hais ou je méprise. C'est tout. Qu'ils aient ou non du talent littéraire m’est aussi indifférent que de savoir s’ils jouent agréablement de la flûte ou sont habiles au poker. Vous me direz qu’il vaut mieux avoir du talent que de n’en pas avoir. Un moraliste vous dira qu’il vaut mieux n’être pas une crapule que d’en être une. Ce sont là des points de vue rudimentaires, et sur des problèmes peut-être pas très intéressants. Vous me direz qu’au moins la littérature et pour un directeur de revue le premier problème est important et que vous le résolvez en optant pour tous les gens de talent qui se doublent de crapules [?]. C'est là donner une importance démesurée au problème et le voir sous un aspect spécial et extraordinairement sophistiqué, un peu comme ces cas de conscience et ces conflits que les qu’imaginent les dramaturges et qui ne se présentent jamais, sinon exceptionnellement dans la réalité. Je vois très bien un drame de cette sorte: vous tenez un restaurant fameux et vous employez un cuisinier excellent, mais qui a tous les vices, y compris celui de vous voler, mais vous tenez tête au public, vous le bravez, vous défendez votre grand artiste, votre cuisinier de génie, repris de justice, parricide, pervers, menteur, me vendu, fripon, etc., et même un peu sot. A l’acte final, ce héros inventé par votre esthétisme, par votre ingénieux et provoquant dandysme, style 1880, versera du poison dans vos sauces, vous en mourrez, mon cher Jean, et le rideau tombera sur cette scène où le drame atteint au comble du pathétique.

Encore un mot: vos exemples empruntés au passé, vos analogies avec le passé ne prouvent rien, sinon votre goût de la casuistique et votre agilité d’esprit en ce domaine. Evidemment, dans nos actions présentes, nous nous référons à des principes généraux et constants, valables pour tous les temps: sens de l’honneur et de l’honnêteté, sentiment patriotique, respect de la vérité, [mot illisible barré] horreur de la tyrannie, du mensonge, etc. Mais aussi les circonstances, qui ne se répètent jamais exactement, ont donné leur coloration à ces sentiments de principe. Le choix s’est présenté pour nous dans ces circonstances, qui sont du moment, d’aujourd’hui. Et je ne me demande pas ce que je ferais si, au lieu de me trouver en face de Céline ou de Rebattet [Rebatet], je me trouvais en face de Rimbaud ou de Charles d’Orléans, dans l’hypothèse où ceux-ci auraient fait ce qu’ont fait Céline ou Rebattet. Quelle amusette est-ce là? Quel jeu, quel drôle de jeu? Il me suffit de me trouver en face de Céline ou de Rebattet. Ou plutôt de ne jamais me trouver m’y trouver. Je vous jure qu’il n’y a pas de quoi se creuser la tête et que tout ceci me paraît aussi simple, aussi aisé, aussi naturel et normal, aussi pleinement et profondément philosophique que le simple fait de dire merde.

Cher Jean, cela me fait de la peine de vous voir embarbouillé dans tous ces pseudo-problèmes. Je vous le dis au passage dans la Mémoire CourteJean Cassou, La Mémoire courte, éd. de Minuit, 1953; Jean Paulhan, « La Mémoire courte, par Jean Cassou », La NNRF n°12, décembre 1953 (rubrique: "Notes: les essais"). : excusez-moi. Et croyez-moi fidèlement vôtre.

Jean Cassou P.S. Je rouvre ma lettre, car il me prend envie de jouer cinq minutes à votre petit jeu. Il semble paraît que BazaineMaréchal François Achille Bazaine (1811-1888), surnommé le "traître de Metz" pour y avoir ordonné, le 28 octobre 1870, la capitulation de l’Armée du Rhin devant les Prussiens. ou, tenez, par exemple, Pétain avaient beaucoup de talent, de talent militaire. Alors, après qu’ils ont été condamnés comme traîtres, pourquoi ne leur a-t-on pas rendu un commandement? Ou bien n’aurait-il pas été juste d’utiliser leur talent de stratège en leur confiant une chronique militaire dans un grand journal? Dommage que le second soit mortPhilippe Pétain est mort le 23 juillet 1951., car il y a là une idée pour un directeur de revue scrupuleux. Pensez-y!

Ah! mon cher ami, vous ne saurez jamais la satisfaction qu’on éprouve à penser ce qu’on pense.

jc