L'illusion du naturel
Voici ce que je voulais dire. (Je viens de relire ton CarnetLa Nouvelle Revue Française, février 1929, p. 242-251. (La publication se poursuivra en mars et juin.) Voir la bibliographie détaillée de B. Baillaud sur le site de la SLJP, et Jean Paulhan, Paul Valéry ou la littérature considérée comme un faux, préface A. Berne-Joffroy, Bruxelles, Complexe, 1987, p. 96.
L'illusion de l’exercice devait être dénoncée. Oui, là où les mots paraissent au lecteur les plus déconcertants, les plus particuliers, ils sont le plus souvent pour l’auteur les « choses » même, sa pensée même (« Des mots, dit Goethe, tu ne vois pas qu’il n’en reste plus un seul. »)
C'est ce que j’ai un jour exprimé dans cette maxime : « Tout le malentendu en littérature vient de ce qu’une phrase est pour l’auteur un point d’arrivée, un point de départ pour le lecteur. » (Arrivée à la « chose » pour l’auteur, départ en mots pour le lecteur.)
Si je tente à présent d’étendre appliquer cette loi de l’expression à l’étude critique d’un auteur, je trouve ceci : la critique doit consister à découvrir la « chose » sous les mots particuliers. S'il découvre la « chose », il le critique doit-il pour juger louer l’auteur, sans autre forme de procès, doit-il juger la valeur de la chose découverte sous les mots (s’il applique cette seconde méthode, il ne fait plus de la critique d’ordre esthétique, il fait de la critique de contenu, sur le critère du vrai.).
Autre hypothèse : s’il ne réussit pas à découvrir la « chose » sous les mots (à trouver la clé du vocabulaire de l’auteur pour pénétrer dans sa pensée), le critique doit-il rendre les armes, faire crédit à l’auteur et avouer qu’il n’a pas compris ou bien doit-il condamner l’auteur ? Il me semble qu’en détruisant l’illusion de l’exercice, tu encourages l’ une illusion de la chose exprimée ; d’un acte vital. Tu poses en somme qu’il n’y a pas d’artifices (même quand on se croit artificiel), que Et d’un tout mot recouvre une chose
[Mots illisibles barrés]. Tout ce que tu dis s’applique à merveille à tout écrivain qui poursuit sa pensée (à tout écrivain de sincérité, de vérité), mais n’y a-t-il pas certaines formes d’art (classique parfois, parnassien) qui travaillent uniquement et consciemment sur des mots, choisis et assemblés de façon à se reconstituer en choses dans l’esprit du lecteur, en vue de la beauté.
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtesAndromaque, V, 5.la loi de l’expression Racine ne pourrait pas dire comme Goethe : il n’y a plus de mots. Les mots ici ne sont plus identifiés à la pensée, ils sont une matière où couler inscrire une pensée. Une matière verbale qui existe en tant que telle pour l’auteur et qu’il distingue de sa pensée. Ici il y a exercice.
Du moins, il me semble.
A toi,
2e lettre
Stendhal note : « Quand je me mets à écrire, je suis assiégé par des idées. Villemain par des formes de phrases, Racine par des formes de versVie de Henri Brulard, in Oeuvres intimes, éd. V. del Litto, Pléiade, t. II, Gallimard, 1982, p. 818.
Penses-tu Stendhal dupe envers Racine de la même illusion de l’exercice dont est dupe Valéry vis-à-vis de lui.
Valéry se trompe sur Stendhal, La Fontaine, Verlaine et, tu le montres, sur lui-même. Mais se trompe-t-il sur Mallarmé : « Il a substitué au désir naïf une conception artificielle. »
N'y a-t-il pas des écrivains pour qui écrire est un exercice ? Je veux dire qui, à partir d’une pensée, arrangent des mots pour obéir au plaisir de leur oreille, du rythme et non pas pour ressembler à quoi que ce soit, pour approcher une pensée, une « chose » ?