Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Benjamin Crémieux à Jean Paulhan, 1928 Crémieux, Benjamin (1888-1944) 1928 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1928 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Paris, 43, rue de Beaune – 5, rue Sébastien-Bottin (VIIe)

 mercredi soir [1928]

Mon cher Jean,

nous partons dimanche pour embarquer lundi 30 à Marseille. Nous serons mardi matin à Cargèse.

J'ai ta lettre à l’instant ; j’y réponds sans tarder.

J'espère que tu n’as pas attribué une minute mon silence en réponse à ta première lettre comme une marque de mauvaise humeur. Mes mauvaises humeurs « littéraires » ne durent jamais plus de quarante-huit heures, et plus souvent seulement vingt-quatre. Je ne dis pas que j’oublie. J'ai assez bonne mémoire. Mais je ne suis plus « troublé ». Dès qu’une nuit a passé sur l’ingestion du crapaud.

J'ai pourtant (je ne veux rien te cacher) fait part à [Ramon] Fernandez, rencontré à la revue, de la surprise irritée que j’avais eue en lisant le début de la chronique Prévost. Mais j’ai regretté aussitôt mon accès de confiance. Fernandez m’a répondu très gentiment, mais je sentais que cela lui était indifférent. Il trouvait aussi qu’il eût mieux valu ne pas laisser passer la phrase sur Béraud (car il est bien entendu que c’est la seule incriminée)Extrait d’une lettre, s. d., de J. P. à Jean Prévost : « Je ne puis vous dire à quel point votre rosserie à l’égard de Crémieux me paraît détesttable. Non, il ne suffit pas pour démolir quelqu’un de dire qu’il écrit aux Annales, ou de rappeler qu’il a dit du bien de Béraud. » Bibliothèque de Grenoble, document communiqué par Emmanuel Bluteau. B. C. dans sa chronique des Livres a rendu compte en termes extrêmement élogieux de La Gerbe d’or d’Henri Béraud, Les Annales politiques et littéraires, Les Annales politiques et littéraires, 1er avril 1928, pp. 13-14..

Maintenant que je regarde les choses sans passion, il est certain que tu aurais pu refuser la phrase sur Béraud parce qu’elle énonçait un fait erroné, qui n’avait rien à voir avec l’affaire Siegfried et qui était de nature à me « diminuer » moralement aux yeux des lecteursJean Prévost, signale B. Baillaud, commence sa note sur Siegfried par : « Je ne suis pas exactement de l’avis de Benjamin Crémieux. et je le regrette ; d’abord parce que M. Crémieux est un critique qui vaut mieux que moi ; ensuite parce que j’aurai l’air de contredire des éloges, et d’aimer moins Giraudoux ; je crois pourtant l’aimer autant, peut-être plus que M. Crémieux ; au lieu de lui donner des éloges de même poids qu’à M. Béraud, par exemple, je crois que la valeur de Giraudoux est à celle de M. Béraud comme cent mille est à un. Toutes mes objections, si j’en fais, sont de celles qui ne s’adressent qu’aux œuvres de premier rang. », La Nouvelle Revue Française, juillet 1928, p. 98-103.. Et cela d’autant mieux que j’avais fait l’article sur Siegfried B. C., Notes : le théâtre, « Siegfried, de Jean Giraudoux », La NRF, juin 1928, p. 867-869. à ta demandeExtrait d’une lettre, s. d., de J. P. à Jean Prévost : « Il n’y aura que demi-mal. Crémieux à qui j’avais télégraphié Mercredi soir me donne deux pages sur Giraudoux qui passera en fin de numéro. » Bibliothèque de Grenoble, document communiqué par Emmanuel Bluteau. Il semble que J. P. se soit souvent plaint du manque de respect des délais par Prévost. et non pour empiéter sur P. En outre, P., dans son article, répète en grande partie ce que j’avais dit ([mot illisible]-Giraudoux) ; ce qui te donnait plus d’autorité pour discuter les attaques d’ordre général à moi adressées.

Mais c’est assez là-dessus. Ma décision est un jour où je rencontrerai P. en présence de quelques personnes de lui dire ce que je pense de lui, de lui rappeler l’article Lefèvre, etc...

Seulement si tu voulais être vraiment chic, tu m’enverrais le premier texte « impossible » de P. ou tout au moins le reconstituerais. J'ai absolument besoin de savoir ce que peut dire contre moi quelqu’un qui est en colère et qui n’est pas un imbécile. J'ai beau me critiquer, je ne puis imaginer comment les autres me voient quand ils me regardent avec malveillance.

Tu me demandes un article sur le théâtre. Si, comme je l’espère à moitié, je mets en ordre pendant ces vacances mon Essai sur le théâtre, il y aura peut-être quelque chose à y prendre. Nous verrons.

Tu m’as souvent demandé si je ne prendrais pas une rubrique. Je voudrais que tu me gardes (mais je ne l’occuperai pas tout de suite, peut-être dans six mois ou un an) la rubrique Revue des Revues en lui donnant un peu plus d’extension, afin que j’aie la liberté de parler de tout à propos d’articles, nouvelles, roman politique, etc... paraissant en revue. En somme faire un peu ce que fait Souday Paul Souday est critique littéraire au Temps. le jeudi et le dimanche en première page. Mais je n’aurai pas le temps à la rentrée de m’y consacrer. Je ne veux m’y mettre que si j’ai le loisir de bien tenir cette rubrique.

Si mes chroniques des Annales te déçoivent un peu, c’est précisément que je n’ai pas toujours le temps de les méditer, d’en « faire une affaire », comme je faisais de mon feuilleton des Nouvelles littéraires au début. Je les improvise presque toujours, surtout depuis mon quelques mois avec mes voyages. Pourtant il faut que tu me rendes le service de faire l’effort nécessaire pour préciser la nature et l’étendre de ta déception. Je vois bien l’ironie amicale que tu mets dans ta constatation que je deviens le 1er des Annales, comme je dans celle que je m’acheminais à devenir le 1er de la N.R.F., mais je ne comprends pas au juste ce que tu veux dire.

Veux-tu dire que je m’acclimate trop au ton de la maison, ce qui serait terrible, s’agissant des Annales ? Ou bien est-ce ton vieux, ton éternel reproche que tu reprends contre moi, contre cette façon d’être « glorieuse » (vaniteuse) qui me fait mener une note critique, une étude, un roman comme une « action d’éclat », qui me pose sans humilité devant l’objet à peindre ou à critiquer, qui fait que j’ai la sensation (ou l’illusion) de le dominer, que tout me paraît simple et que je me laisse aller à présenter trop simplement, d’un air trop satisfait les choses à mon lecteur.

Car c’est au fond là ton grand reproche : je manque du sens du mystère des choses, je m’en approche sans assez de pudeur, de précaution, je les viole ou je les réduis à leur plus simple expression ; je traduis le vivant en le pre l’analysant comme un mécanisme.

Est-ce cela que tu veux me dire en m’appelant « le 1er des Annales », ou bien est-ce autre chose ? Tu le sais. Une des choses que j’apprécie le plus dans ton amitié, ce sont ces brusques attaques, ces soudaines intransigeances.

Je réfléchis depuis longtemps à tes reproches, à ma [mot illisible barré] manière « active d’éclat ». C'est encore elle qu’on retrouve dans mon Panorama Panorama de la littérature italienne contemporaine, 1928., qu’on retrouvera dans mon petit livre sur la Belgiojoso B. C., Une Conspiratrice en 1830 ou Le Souper sous le Belgiojoso, 1928..

C'est une manière qui correspond à quelque chose de spontané, de profond, de « juif » (peut-être) en moi. Mais j’en suis tellement maître, de cette manière, que travaillant vite comme je travaille, je ne puis en changer.

J'aspire à dépasser mes diagnostics immédiats, à pousser mon analyse plus loin, plus vrai, à me rien schématiser, mais pour cela il me faudrait du temps ; il me faudrait me résoudre à ne plus m’éparpiller. Dans les notules que je te donne, dans les bouts de critiques qui forment le dernier tiers de mes articles des Annales, j’ai l’impression de me gaspiller, de me galvauder, comprends-tu ?

(Je ne sais pas si je pourrai te donner t’expédier des notes avant dimanche. Je tâcherai de t’en faire de Cargèse. Ne rattache pas ce que je te dis au paragraphe précédent. Non, il faut que je liquide mes lectures de mss pour les éditions d’ici vendredi, que je fasse samedi mon article des Annales et deux papiers pour la Gazette de FrancfortVoir sur ce titre lettre du 23 octobre 1927.. J'ai achevé hier mon rapport pour le ministère. Je suis débordé. J'ai rédigé en 10 jours ma Belgiojoso, mais ça m’a exténué.)

– J'en reviens aux Annales. Je serais content que tu me dises comment tu aimerais que fût mon feuilleton, comment tu le concevrais si tu avais à le rédiger (choix des auteurs, groupement, directions).

Je reprends mes derniers feuilletons : le dernier sur Benjamin Constant, fait à la diable, sans voix, superficiel (je te l’abandonne) B. C., Benjamin Constant, « Journal intime », « Lettres à Mme de Staël », Les Annales politiques et littéraires, 15 juillet 1928, pp. 11 et 12., mais je suis content de la note de la fin sur VallèsB. C., « M. Emile Mâle, dans son discours de réception, a parlé de Jules Vallès écrivain avec un mépris et une légèreté qu’on ne peut laisser passer […]. L’Enfant de Vallès reste le livre précurseur de tous les romans d’enfant […]. », Les Annales politiques et littéraires, 15 juillet 1928, p. 12. (attitude à la Souday) ; l’avant-dernier (1er juillet) écrit à la va-vite le 14 juin avant de prendre le train pour Oslo : le début sur MooreB. C., « George Moore, « Mémoires de ma vie morte », Les Annales politiques et littéraires, 1er juillet 1928, p. 17. démarqué d’un vieil article de l’Europe Nouvelle B. C., « Un écrivain franco-italien, George Moore », L'Europe nouvelle, 11 novembre 1922, p. 1419-1420., mais je tiens assez au passage sur LacretelleB. C., « Jacques de Lacretelle, « Lettres espagnoles » », Les Annales politiques et littéraires, 1er juillet 1928, pp. 11 et 12. B. C. oppose à R. Martin du Gard J. de Lacretelle, « amateur d’âmes » plutôt que « vérittable romancier ». qui m’a d’ailleurs écrit une longue lettre à son propos (je t’abandonne pourtant cette croix ce feuilleton parce que mal composé). En revanche je trouve très bien (je veux dire : correspondant à un programme) mon feuilleton sur les Thibault-DorgelèsB. C., « Roger Martin du Gard, « Les Thibault » (IV), Mme Campan, « Mémoires », Roland Dorgelès, « La Caravane sans chameaux », Les Annales politiques et littéraires, 15 juin 1928, pp. 11-12. . Mme Campan (15 juin). Bien aussi le précédent (1er juin) sur DurtainB. C. « L’œuvre en prose de M. Luc Durtain », Les Annales politiques et littéraires, 1er juin 1928, p. 11., etc.… Passable le précédent (15 mai) sur BenoîtB. C., « Pierre Benoit, « Axelle » », Les Annales politiques et littéraires, 15 mai 1928, p. 11.. Alors je te demande si ton impression ne vient pas de mes deux derniers feuilletons très négligés, si elle vient de plus [mot illisible barré] loin.

J'espère que tu n’éluderas aucune de mes requêtesJ. P. depuis longtemps tient en piètre estime le critique B. Crémieux : « Crémieux m’a donné sa note. […]. Elle est comme tout ce qu’écrit Cr. : intelligente, avec un fond de vulgarité – et après tout assez peu satisfaisante. » Lettre de J. P. à H. Pourrat, 10 juin 1922, in Jean Paulhan – Henri Pourrat, Correspondance 1920-1959, éd. C. Dalet, M. Lioure, A.-M. Lauras, Gallimard, 2019, pp. 100-101., aucune de mes questions. Je prie Germaine de te surveiller pour que tu n’oublies rien, mais si je compte beaucoup sur Germaine, je compte plus encore sur ton amitié.

Voici les vacances ; faisons notre examen de conscience.

Nos amitiés aux Supervielle

Bien affectueusement à vous deux

Benjamin

Marianne nous envoie ses grandes amitiés et Francis vous embrasse.

– Je t’adresse les poèmes d’une femme qui n’ont été remis par un collègue du ministère, Naggiar (sous directeur d’Asie) Paul-Emile Naggiar (qui sera ambassadeur de France en Chine en 1937-1938).. Dis-moi s’ils te plaisent. Si tu pouvais en publier qques-unes, bien. Sinon fais-en publier aux Cahiers du Sud.