… à savoir des Fleurs de Tarbes, ou plutôt vous écrire que je ne peux pas vous en parler encore : mais voilà, je me suis déjà nié. D’abord, j’attends la suite et la fin (in cauda veritas?). Surtout, je suis encore à digérer ce que j’ai lu ou entendu lire. Enfin, vous me flattez trop en me demandant d’ « approuver ». Pour l’instant, je consens, je complice, je subis, je suis vos détours – je m’y retrouve, je vous y retrouve, et, dans la limite où je perçois, j’approuve ; ou plutôt je profite. Je sais très bien qu’il ne s’agit pas de « littérature » (comme on entend ce mot en général). « Ce n’est pas le vase qui sert, mais le vide qui est à l’intérieur du vase » disait LAO-TZE [Lao Tseu]. Mais le potier ne peut modeler que la terre, et non pas le vide directement. Ainsi il me semble que vous sculptez la langue pour, indirectement, délimiter et mesurer ce qu’on lit entre les lignes – là où votre essence parle. Et je vous répète, pour l’instant j’écoute seulement. Et je vous connais mieux depuis les Fleurs de Tarbes.
(Vous réalisez aussi ce que je réclamais il y a 2 ans, je ne sais plus à quel propos : que quelqu’un traite du langage qui sache aussi le manier ; que l’on ne sépare plus savoir et faire – Mais ce n’est que la couche intermédiaire de la question, entre l’aspect littéraire extérieur et le « vide-plein » intérieur)
Somme toute, je ne peux encore que constater la fécondité de votre entreprise (du germe, en vous, de cette entreprise). Elle me déborde encore. Je crois que les Fl. de T. [Fleurs de Tarbes ] ne sont pas pour peu dans certaines séries de réflexions que je me fais, qui prendront bientôt figure écrite, et dont il serait vain de chercher la relation logique extérieure (par implications et exclusions) avec votre décryptement et votre jardinage. Par exemple, je cherche à dire clairement cette vérité si claire que le sens des philosophies, des sciences et des métaphysiques n’est pas dans leur lettre, ni dans proposition n’est, en essence, que le symbole d’une attitude. (Deux prop. [propositions] pouvant contradictoires pouvant signifier une même attitude, comme « le je est immortel » et « le je est mortel » – de même que le taureau [rature] porte entre ses cornes le soleil en Égypte mais la lune aux Indes.). Cela est évident dans Eurêka ou dans la Critique de la Raison Pratique (et même explicite dans les Paralogismes de la Raison Pure, explicite mais encore, à la limite extrême, [rature] compris dans ce que j’appelle l’obscurantisme : i.e. prendre le symbole pour la vérité ; et Kant va prendre jusqu’à l’explication du symbole pour la vérité, [et d’ailleurs passe à l’escroquerie métaphysique, mais c’est une autre histoire]). Zut, je prétendais être clair ! Vous voyez que c’est prématuré.
Qu’ils le veuillent ou non, ceux qui vous ont lu ne peuvent plus écrire tranquillement : c’est-à-dire qu’ils sont amenés à penser avant d’écrire. N’importe le prétexte, bien que celui du lieu commun et de la « fleur » soit des plus efficaces. Je n’ai connu qu’Alain qui arrivât, par des moyens beaucoup plus gros, comme la référence aux bons auteurs, à provoquer une attention de même genre envers le langage (il avait institué un terrorisme du mot propre et du mot attesté que je lui rappelais l’autre jour – et il me répondait : « ah oui ! c’est ce que je savais faire de mieux »). Mais il ne forçait pas, comme vous faites, à aller très loin derrière le langage.
Chaque phrase devient ainsi un graphique de l’honnêteté intérieure. Toute tricherie, toute complaisance (encore un mot de vous), toute négligence de pensée y fait un accroc. On n’est plus tranquilles, non. On sera surpris des passions que peut soulever un livre qui traite en apparence de stylistique. Peu s’avoueront ce qu’ils vont auront dû ; et parmi eux, peu l’avoueront ; croyant qu’ils en ont tout le mérite et que vous n’y êtes pour rien, beaucoup profiteront des Fl. de T. [Fleurs de Tarbes ] sans gratitude. Jusqu’au jour où vous aurez abattu votre jeu sur la ttable.
à mercredi donc.
à vous deux très fort
J’ai reçu le chèque de Mesures
J’écris à Church.
(il y a derrière cette page les « conventions poétiques » des hindous, mais cela n’a qu’un intérêt pittoresque. Pas grand rapport, sous cette forme, avec votre sujet)
Conventions poétiques
« On attribue la noirceur au ciel et au péché, la blancheur à la gloire, à la gaîté et au renom. La colère et l’amour sont rouges. On met des lots, rouges, bleus et de toute espèce, jusque sur les rivières et sur la mer. Chaque pièce d’eau est fréquentée par les canards sauvages et toute la gent ailée. Le clair de lune est la boisson des (oiseaux) Tchakôras et, à la saison où s’assemblent les nuages, les cygnes s’en vont vers le « Lac de Pensée ». Le pied des [rature] belles en frappant l’(arbre) açoka le fait fleurir et le vin de leur bouche fait s’épanouir les fleurs du vakoula. Les [rature] bijoux sur les membres des jeunes filles éclatent se brisent en même temps que leurs cœurs dans le feu torturant de la séparation. Le dieu aux emblèmes de fleurs (=l’Amour) porte un arc tendu d’une corde d’abeilles et de flèches fleuries ; il convient que ses traits percent les cœurs des jeunes gens, et ainsi font les œillades des femmes. Le lotus s’épanouit le jour et le lis-d’eau la nuit ; la lune luit toujours dans la quinzaine claire (de Nlle L. [Nouvelle Lune] à Pl. L. [Pleine Lune]. Les paons dansent au grondement des nues (d’orage) et l’açoka (arbre) est censé sans fruit. Il est entendu que le (jasmin) djâtî ne fleurit jamais au printemps et que les arbres odoriférants ne portent ni fleurs ni fruits et ainsi de suite – telles sont quelques-unes des conventions poétiques dont on peut trouver encore un [rature] certain nombre dans les compositions de vrais poètes. » (Le Miroir de la Composition, (VII) 590)
[rature] (ces expressions communes aux poètes ne tombent pas sous le coup des règles qui interdisent : 1) d’être en contradiction avec un fait notoire. 2) [d’être en contradiction avec un fait] scientifique.)
(un grand nombre d’ « ornements » poétiques destinés à relever la « saveur » consistent en des manières habiles de présenter sous un aspect nouveau des conventions poétiques et des comparaisons sétréotypées.
Ex. « Comparaison inverse ». p.ex. [par exemple] : « les lotus bleus, pareils à des yeux... »)
[« Comparaison inverse »] + compar. [comparaison ] partielle » : « beaux lacs brillant de bleus lotus comme d’yeux » (donc implicit° [implicitement] comparés à des femmes)
« Métaphore d’excellence extraordinaire » : « son visage est la lune même – sans les tâches. »
« Commutation extraordinaire » : « des herbes lumineuses servent de lampes. »
« Cachette » : « Ce n’est pas la sphère céleste, mais l’océan ; non les étoiles, mais des morceaux d’écume ;... » (qui peut devenir:) « L’océan brille sous la figure des cieux et les étoiles en sont l’écume. » (il s’agit toujours de décrire le ciel)
« comparaison au comparé » (c-à-d. [c’est-à-dire] comparaison impossible avec des termes pourtant communément employés, comme comparer cuisse et bananier, etc.
« (le) bananier (n’est que) bananier, (l’) éléphanteau (n’est qu’) éléphanteau
« le tronc du bananier ? le tronc du bananier ! la trompe de l’éléphant ? la trompe de l’éléphant ! la trompe du roi des porte-trompe ? la trompe du roi des porte-trompe ! dans tout le Triple-monde rien ne supporte la se peut mettre en balance avec la couple de cuisses de celle-aux-yeux-de-daim »
Hyperboles – « cette queue de paon brille » (pour dire : les tresses)
« Passage de qualité » – « ton sourire blanchit les abeilles noires »
[passage rayé]
« que l’époux de la Fille du Mont, qui sursauta au contact de sa main que le Seigneur des Rocs accordait à la sienne,
qui frissonna, titubant d’émoi et soudain arraché à la contemplation des rites interminables et dit « Ah ! la froideur des mains de la Montagne des Neiges ! »
Sur sa tête l’entrechoc tonnant des houles tumultueuses du fleuve des Immortels haut lançant l’eau en poussière simule le jet violent vers les nues d’étoiles par myriades quand droit dressé le sceptre tournant de son pied soulève un vent furieux qui emporte en tourbillon la coquille de l’Œuf divin – que cette danse terrible du Pacificateur vous [rature] conduise à la félicité. » Viçvanâtha Ravirâja