C’était moins grave que je ne craignais. Ce sera une affaire de métallurgie et non de chirurgie. Mais il était temps (après cela, il faut vous gratter l’os, vous en remettre des morceaux en argent, etc. – je me suis arrêté à temps.) Pour l’instant, je reste toujours la tête enveloppée de compresses chaudes, et quand l’enflure aura cessé la métallurgie pourra commencer. Bientôt, j’espère, et je pense pouvoir aller lundi ou mardi à la revue.
Voici les « Dernières paroles du poète ». Dites-moi ce que vous en penserez après une lecture silencieuse (qui déçoit souvent) et s’il est publiable, dans Mesures p.ex. [par exemple] – À moins, c’est une idée que j’ai derrière la tête depuis quelque temps, que l’on ne constitue un groupe de poètes qui refuseraient de faire imprimer leurs œuvres mais les liraient à haute voix en public (ils refuseraient à plus forte raison de les faire enregistrer sur disques). S’il fallait faire un compromis avec une coutume trop ancienne, les poèmes lus devraient seulement être inédits et la première édition imprimée (s’il y a lieu) serait exclusivement réservée aux auditeurs.
La poésie y gagnerait, en tout cas l’espèce de poésie qui m’occupe. Les poètes y réapprendraient peu à peu l’art de parler et se dégageraient de l’esclavage de l’imprimé. Et ils finiraient même par réapprendre l’improvisation. Je vois fort bien Audiberti troubadour. Et moi, j’apprendrai la guitare. Et Clot la viole d’amour, pour accompagner ses élégies.
Matériellement, les poètes y gagneraient des « cachets » suffisants, surtout si le snobisme s’en mêle.
Michaux s’y guérirait de funestes complexes.
L.P. [Léon-Paul] Fargue s’y épanouirait.
Supervielle se montrerait grand musicien.
Jean Paulhan y démontrerait que les raisonnements même ont leur musique.
Pélorson deviendrait un grand hypnotiseur.
P.J. [Pierre Jean] Jouve apparaîtrait dans toute son horreur.
A. Monnier mettrait tout le monde à l’aise.
Th. [Thérèse] Aubray y perdrait nettement.
Sur la revue, l’éditeur ou le cercle qui patronnerait les débuts de la corporation des Poètes Oraux, il en rejaillirait un très bel éclat.
Je serais prêt à [rature] rédiger la circulaire que l’on enverrait aux poètes pour solliciter leurs adhésions : on pourrait fixer une cotisation qui leur serait largement remboursée par la suite et grâce à quoi l’on pourrait faire les premiers frais. Deux soirées par mois dans les salons de la n.r.f. [nouvelle revue française], et quel prestige pour la maison ! Le Tout-Paris y viendra : ce sera moins cher que l’Opéra ou que les courses, plus nouveau et combien plus passionnant !
Je ne m’étends pas sur tous les autres avantages d’une telle institution : l’accroissement du sens de la responsabilité poétique chez les poètes, du respect chez le public, bien des pertes de temps épargnées aux jeunes qui pourraient éprouver souvent leurs premiers essais, et finalement, je vous assure, une renaissance de la poésie. Il n’y a pas l’ombre d’une plaisanterie dans ce que je dis là. Qu’en pensez-vous ?
(peu à peu, certains mauvais poètes – ou de bons poètes en de mauvaises périodes – se découvriraient excellents lecteurs et iraient par le pays interpréter les œuvres de poètes qu’il serviraient ainsi sans bassesse : plus dignement, en tout cas, qu’en les imitant mal.)
– On aurait aussi des « tournées » en province et à l’étranger, etc.
Il est enfin à peu près certain que j’aurai un travail régulier à l’Encyclopédie : cela (et, si oui, en quelles conditions) sera fixé la semaine prochaine. C’est presque trop tard. Mais je me cramponne à ce presque de toutes mes forces. Maintenant je dois trouver beaucoup de petits travaux qui rapportent tout de suite – car si je n’arrive pas à faire venir Vera avant 15 jours à Paris, je n’ai plus que l’escroquerie pour m’en tirer, et je ne m’y connais guère. Mais enfin le temps s’éclaire : il s’agit de ne pas s’endormir.
Est-ce mon enflure de gueule qui me rend si bavard de la plume ? Et je vous prends votre temps. Et je m’étais promis d’écrire ou de commencer différentes notes pour la revue, aujourd’hui. (le Catalogue de la Révol. [Révolution], le Bouddhisme, Frobenius).
À la semaine prochaine, donc.
P.S. J’ai écrit « le soleil se levait avec des bruits de bottes ». Cela me sonne maintenant comme une réminiscence. Mais peut-être n’est-ce qu’une paramnésie. Savez-vous ?