Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de René Daumal à Jean Paulhan, 1936-02-04 Daumal, René (1908-1944) 1936-02-04 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1936-02-04 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
60A, route de Chêne, Genève.le 4 février [1936] Chers amis,

Nous revoici dans les déserts suisses, et ce n’est pas un mal. Peut-être qu’un jour on pourra transporter ces déserts non loin de Paris et qu’on pourra s’y retrouver parfois devant des réalités nues (plus ou moins). Tout ce que nous nous sommes dits cet hiver tournait encore de si loin autour du pot ! Nous revenons, Mme de Salzmann, Vera et moi, d’un petit week-end à Serrières, chez les Gleizes, qui fut rudement intéressant. Je vous en reparlerai.

Pour l’instant, j’ai un avis à vous demander. Quand vous aurez 20 minutes de tranquillité, supportez donc la lecture de ce qui suit.

L’idée que m’a donnée Jean de fonder une [rature] sorte d’agence de rédaction était excellente, et c’est sur elle que je bâtis mes projets pour cette année : i.e. gagner assez d’argent pour me dégager de mes dettes et être libre de quitter Genève dès que ce sera nécessaire (cette nécessité dépendant d’un complexe de causes, de motifs et de raisons – temporelles et non temporelles – qui seraient trop long à détailler).

Donc 1) je fonde l’ « Écrivain Public » ; je me suis associé pour cela à un docteur en droit et spécialiste en organisations commerciales qui réside et pratique à Genève. Il est prêt à organiser l’affaire en société anonyme, avec des capitaux suisses qu’il se charge de réunir (il en faut peu) ; je la dirigerais en confiant les travaux à des spécialistes que je recruterais en préférence parmi des étudiants en fin d’étude et n’ayant pas encore de situation, et je toucherais pour cela un traitement fixe. Par ailleurs, le bénéfice des travaux exécutés par moi [rature] me reviendrait, bien entendu.

2) en même temps, je ne veux pas me lier à Genève, et d’autre part ma situation d’étranger m’empêche d’y exercer une activité rémunérée (on est très sérieux ici là-dessus)

Il est donc convenu que la société se créera dès que je pourrai apporter moi-même une petite somme d’argent, qui constituera un premier fonds pour une entreprise destinée à fournir du travail à des étudiants pauvres, des chômeurs intellectuels suisses ; ainsi je serai non seulement accepté par les autorités d’ici, mais même le bienvenu.

Pour toutes ces raisons, il ne m’est pas possible de demander des fonds par voie d’action ni de commandite. Et, en résumé, je cherche quelqu’un qui me prête, à titre strictement personnel, une somme de 3.000 francs français que je rembourserais – avec un intérêt qui serait à fixer – peu à peu à partir du jour où, la société étant organisée, je toucherais un traitement fixe ; je m’engagerais volontiers, dans la reconnaissance, à avoir en tous cas remboursé le tout en un temps maximum x – disons un an –

Ainsi, plaçant cette petite somme à fonds perdu, l’affaire pourrait se monter rapidement avec 5 toutes petites actions placées exclusivement en Suisse ; et le jour où je voudrais partir, elle pourra continuer par elle-même d’une part ; et d’autre part je porterais seul la responsabilité de ma dette de 3.000F [francs], ce qui n’est pas lourd. (le chiffre est calculé au minimum nécessaire et suffisant – la somme servira aux premiers frais d’installation : location d’un bureau, matériel sommaire et un peu de publicité au début. Mais, pour les raisons indiquées plus haut, je tiens à ce que cet emprunt soit fait sous la forme d’un prêt personnel pur et simple, sans autre garantie que ma signature.)

Mais les prêteurs sont rares, et encore faut-il que le prêteur ait une certaine confiance en moi. J’ai déjà frappé à quelques portes, sans succès, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre : ou bien on me dit qu’on n’a pas le sou, ou bien on veut attendre que l’affaire soit déjà sur pied, ce qui forme cercle vicieux. De même, Vera n’a pas la possibilité de demander ce prêt à ses relations anglaises, dont elle a déjà obtenu le maximum pour l’instant, c’est-à-dire de quoi payer les pommes de terre, le quaker-oats et le gruyère pendant quelques mois.

J’ai songé [rature] enfin à Church, mais je n’ose guère lui faire cette demande. Est-ce que ça ne sent pas le « tapeur » ? J’ai horreur de cette odeur. C’est surtout là-dessus que j’aimerais avoir votre avis. C’est pourquoi aussi je veux faire cet emprunt d’une façon assez of juridique : cela vous permettra peut-être de lui en dire quelques mots plus facilement. À lui ou à un autre. J’aurais tendance à préférer que mes relations d’argent et mes relations intellectuelles ne coïncident pas sur les mêmes individus, mais j’ai peut-être tort ; j’aurais donc tendance à préférer que ce fût un autre. Mais il y a peu d’autres qui répondent aux conditions nécessaires. Qu’en pensez-vous ? Inutile de vous dire que le besoin de ces 3000F [francs] catalyseurs est assez urgent, car l’agence doit déjà marcher à bon rendement [rature] pour le mois d’Avril ; il faudrait donc que je commence à agir… ce soir même ! Mais je sais qu’on ne trouve pas une petite somme en un jour – et je ne suis pas capable de porter la responsabilité d’une plus grosse.

Je dois ajouter que le travail ne manquera pas à Genève pour l’ « Écrivain Public », qui n’a jusqu’à ce jour aucune concurrence en perspective ; qui s’adressera à tous, offrira ses services à tous, depuis l’épicier du coin jusqu’à l’éditeur qui a un manuscrit à revoir, ou à l’écrivain, ou à l’auteur d’une thèse, ou aux organismes officiels, S.D.N. [Société Des Nations], B.I.T. [Bureau International du Travail], etc. J’ai d’ailleurs déjà deux thèses en chantier sur l’ « Histoires des Experts-compttables », grâce à quoi, d’ici un mois, je ne ferai plus de dettes chez la marchande de tabac.

Tout cela a des à-côtés assez gais. Dommage que je ne puisse vous les communiquer ici. Pardon pour cette lettre ennuyeuse. Dans la prochaine, je vous parlerai seulement, j’espère, des choses de la vie réelle. Toutes nos amitiés à vous deux. Mme de Salzmann a été très contente de son séjour à Paris, et en particulier de vous avoir rencontrés. Portez vous bien

R. Daumal

[première page, verticalement à gauche] Merci pour les exemplaires de Mesures.La librairie Naville en prendra sans doute, et peut-être Payot. Je vous tiendrai au courant.