Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de René Daumal à Jean Paulhan, 1935-01-10 Daumal, René (1908-1944) 1935-01-10 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1935-01-10 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
jeudi [10 janvier 1935]

merci beaucoup de vos démarches. J’ai bien reçu 800F de M. Church (je ne sais si je dois lui en accuser réception ou s’il est mieux de considérer cela tout à fait commercialement ; dans le 1er cas, voulez-vous me le dire?). Ça lubrifie bien nos rouages.

à propos de ma traduction, je serais fort étonné que M. Fels se trompât ; je crois plus volontiers qu’il ment. S’il se trouvait que vous aviez gardé les Nos [numéros] de Voilà où cela est paru, vous me rendriez grand service en me les envoyant ; je n’ai que le 1er – Je veux en effet relever les « vivacités », les notes d’ « esprit précis, net et franc » que M. Fels a fait ajouter à ma version, mettre ces passages en parallèle avec mon texte, et envoyer cela au principal intéressé. Vera connaît bien Hemingway

[horizontalement, en bas de la première page] et H. [Hemingway] connaît le [français?] [suite coupée]

, ce qui hâtera les choses. Enfin, je veux savoir ce que M. Fels a pu faire imprimer sous ma signature en le faisant écrire par ses employés et sans me prévenir ; je crois qu’il y a une loi dans notre pays qui interdit cela ; sinon, on fera un précédent, s’il y a lieu.

Ceci pour Voilà. Quant à la publication en volume, je ne demande pas mieux que quelqu’un sachant bien l’américain et le français revoie ma traduction. R. [Ramon] Fernandez, qui m’avait utilement conseillé quand j’ai entrepris ce travail, pourrait peut-être y jeter un coup d’œil. Il est possible qu’il y ait quelques négligences – mais c’est tout. Il est probable que M. Fels n’a pas lu très attentivement le passage du 1er chapitre où Hemingway explique comment il a changé sa manière d’écrire, qui n’est plus celle de ses premiers livres. Enfin (enfin) je n’oserais guère supposer que M. Fels a trouvé parfois ce texte « trop littéraire et trop raffiné » pour lui – mais sait-on jamais ?

Pardon de vous importuner avec cette histoire.

Parlons de plus intéressants microbes, quoique plus subtils.

Je ne vous envoie pas encore aujourd’hui le travail déjà fait, qui consiste en papelards crasseux, non superposables et roulés aux coins comme les « oublies » qu’on vendait jadis, conjointement au coco, au jardin des Tuileries, du temps du vrai et feu charmeur de pigeons, vedette inépuisable des cartes-postales d’Yvon, à peine concurrencée par le vieux bouquiniste à lavallière et la gargouille de Notre-Dame, où s’arrêtera, vaincue, ma divagation, engendrée par le seul besoin de me reposer d’un travail sur des voies tracées par un autre, comme est celui dont je voulais vous entretenir présentement (style Hemingway, quand il n’a pas tout à fait assez bu).

I. Plan d’ensemble – Je mettrai plutôt l’accent sur le côté fantastique du conte – Pour cela, mettre un peu d’atmosphère dramatique dès le début, en décrivant juste un peu plus explicitement le genre de tension psychologique du personnage.

Le côté philosophique ne sera pas, à vrai dire, sacrifié – Les conversations abrégées un peu, mais précisées ; emploi de notations presque dramatiques, mais indiquées avec ce détachement intellectuel, cette légère ironie qui évitera la ressemblance à Poe, et se trouve assez conforme avec ce que l’auteur a fait – p.ex. [par exemple] – dans Barnum .

La grande confession de M. de Hohenau, l’histoire de sa famille, etc., pourra être très sensiblement abrégée – au profit d’une plus grande précision dans l’exposé de ses idées et expériences. Rendre explicites certaines remarques psychologiques de l’auteur qu’on ne découvre qu’à une lecture très attentive –

La fin sera à peu près conservée ; sauf le ton des quelques dernières lignes, qui est trop Le cas de Mr. Waldemar  : raconter la même chose, mais avec ce détachement dont je parlais.

II. Les détails. Vous m’avez déjà bien mâché le travail en ce qui concerne la correction de la langue. Comme les incorrections viennent en général d’une imprécisions de pensée, je devrai souvent y pourvoir par mon invention ; et, sur le nombre des précisions que j’ajouterai, j’aurai sûrement fait quelques erreurs sur les intentions de l’auteur : ce sera à lui de dire ce qui répond à sa pensée et ce qu’il faudra rejeter.

Somme toute, il s’agit de créer, ou du moins de concrétiser l’atmosphère du conte – atmosphère qui sera à celle de Mr Waldemar dans le même rapport que Barnum est à Monos et Una, c’est-à-dire sans commune mesure ; c’est uniquement ce trop peu d’atmosphère qui fait qu’on a le temps de faire des rapprochements superficiels entre ce conte et un conte de Poe.

J’ai commencé par plusieurs bouts à la fois. Je vous enverrai cela dans peu de jours. J’ai laissé traîner le prospectus de Mesures  ; à votre service pour en distribuer ici. Mais je voudrais bien savoir si les réservoirs d’eau de Tamise qu’emportent les bateaux anglais sont suspendus à la Cardan pour que le limon n’en soit pas sans cesse agité par le roulis et le tangage. Si oui, il faudrait suspendre Mesures d’une façon analogue, le principe de la suspension à la Cardan étant que : plus fortement le réservoir plus lourd l’objet et plus souples ses attaches, plus fixement il tendra vers le centre du globe. Ce serait même un bel emblème à faire dessiner sur la couverture de la revue, si l’on n’y a pas déjà songé à cela. La règle, l’équerre, le compas, ça fait franc-maçon ; le thermomètre, médical ; le baromètre, bazar ; la balance, magistrature et éphectisme ; la chaîne d’arpenteur, c’est un ténia ; tandis qu’une suspension à la Cardan (avec peut-être un compas marin), c’est distingué, pratique et coquet.

Je vois que vous m’écrivez de Paris. Ne faites pas d’imprudences. J’ai prévenu Mlle Marinani, (l’auteur d’un ouvrage sur Proust dont je vous ai annoncé la visite) que vous étiez absent de Paris : elle viendra vous voir bientôt. Cordialement à vous et à Mme Paulhan, de nos deux parts

R. Daumal

P.S. Je suis triste, cher Paulhan que vous n’alliez pas encore bien. Si j’étais à Paris je vous ferais quelques massages moi-même. À défaut, je vous prie d confiez-vous à Mme Allemand – elle n’est pas si jeune que moi, mais infiniment plus efficace. Vous verrez – mes amitiés à vous deux.

Vera.